Le terme « échange de pratiques » en lien avec l’accueil évoqué dans un billet récent sur le travailler ensemble peut paraître énigmatique à bon nombre d’entre vous. C’est pourquoi je vais essayer ici de « planter le décor » ou plutôt de montrer comment nous avons décidé de mettre en place des ateliers dits d’échange de pratiques et d’évoquer concrètement la création de ce nouvel espace professionnel et ce que nous pouvons en faire, de montrer “quand dire c’est vraiment faire” (pour reprendre le titre de l’ouvrage récent de Barbara Cassin, lui même tiré du fameux Quand dire c’est faire d’Austin)
I. Le froid et le chaud
C’est d’abord une histoire de froid et de chaud. Le froid, c’est l’organisation de l’accueil. Elle se veut formalisée, rationnelle et objectivable. Nous y avons travaillé depuis quinze ans. En effet, nous élaborons des plannings hebdomadaires de service public dans lesquels chacun, quelle que soit sa catégorie, est inscrit. Nous avons écrit et amendé au fil du temps des procédures pour chaque type d’activités et/ou de demandes à l’accueil. Chacun peut les retrouver autant que de besoin dans notre intranet ou dans une version papier pour parer à toute panne. Nous effectuons dans chacune de nos bibliothèques un contrôle qualité sur les inscriptions. Nous nous efforçons d’organiser des formations internes en lien avec l’accueil, notamment et systématiquement pour chaque moniteur étudiant. Nous avons enfin élaboré une philosophie de service qui définit l’esprit dans lequel nous souhaitons accueillir les utilisateurs de la bibliothèque.
Le chaud, c’est tout ce qui a trait à l’accueil aussi. Mais cela ne trouve généralement à se dire que dans les couloirs, entre deux portes, à la cuisine ou encore dans des tweets ou mails parfois incendiaires des utilisateurs, et cette fois-ci de manière très informelle. C’est ce qui ne semble que très peu objectivable au premier abord parce que ce sont des propos qui charrient beaucoup d’émotions. La fréquentation des lycéens que nous convions à venir réviser dans nos murs nous offre un bel exemple de chaleur.
Dans le cadre de l’audit sur notre organisation, demandé en 2016, il nous est apparu que finalement le chaud pouvait se dire, qu’il pouvait y avoir un espace de parole audible. L’audit de notre vie au travail fut mené par une psychologue des organisations qui a su recueillir l’expression de tous les collègues et a su faire vivre un espace de parole non confisquée. La confiscation de la parole consiste, selon moi, aussi bien à ne pas entendre la parole de l’autre qu’à ne pas s’exprimer par crainte d’un habitus hiérarchique de la part des agents autant que de leurs cadres. Même si les conclusions furent parfois douloureuses à entendre, il en est resté un espace d’expression possible, si ce n’est souhaitable.
Forts de cette expérience, il nous restait à créer au sein de la bibliothèque et de manière pérenne cet espace professionnel, l’atelier d’échange de pratiques. Je vous propose de nous arrêter sur cette création. Regarder ce que ce dire peut changer dans la relation d’accueil et enfin observer comment l’accueil peut se structurer autour de cet atelier fera l’objet d’une autre réflexion.
II. Création d’un espace professionnel – l’atelier d’échange de pratiques
Si l’audit de vie au travail répondait assez clairement à une demande de la directrice et des agents et que donc chacun a pu s’y investir, il n’en allait évidemment pas de même de l’atelier d’échange de pratiques car il venait en plus et de manière régulière s’ajouter aux réunions déjà nombreuses. Il m’est donc apparu essentiel d’être dans la facilitation pour les participants. Cet atelier a lieu dans chaque bibliothèque au plus près des situations d’accueil. La proximité est donc un élément important. Il n’y a pas à se déplacer. La participation y est volontaire. En effet, dire n’est pas forcément aisé et ne correspond pas au souhait de chacun. Par ailleurs, la durée de cet atelier est courte. Elle n’excède jamais 45 minutes. Le contenu en est variable. On vient avec ce que l’on a, à savoir une situation vécue à l’accueil la semaine précédente ou de manière plus lointaine qui a laissé un souvenir, une gêne, un embarras, une impression d’inachevé. Il n’y a pas non plus d’exigence de résultats, comme pourrait être la nécessité pour les participants de faire un compte-rendu, une présentation, de produire ou de rendre un quelconque compte.
Néanmoins, la facilitation ne signifie nullement l’absence d’exigences. L’échange se déroule dans un cadre précis régi par un ensemble de règles qui protègent l’expression d’une parole libre. L’échange ne peut se faire que s’il est confidentiel, que si chacun écoute la parole de l’autre jusqu’au bout, sans jugement. La confidentialité de l’échange dans un groupe signifie que nous gommons son aspect nominatif pour n’en retenir que le thème ou la substance. Ce qui nous intéresse est ce sur quoi nous échangeons et non qui a dit quoi et qui a réagi à quoi, même si – paradoxalement – la personne qui parle importe beaucoup, puisque nous nous intéressons au « chaud », non encore distancié.
Une autre exigence est l’idée que si l’on vient avec ce que l’on a, on vient aussi avec ce que l’on est. C’est-à-dire que chacun accepte de venir tel qu’il est réellement, de ne pas se cacher derrière une fonction ou une étiquette, sans néanmoins se mettre à nu. Chacun participe à l’atelier et s’évertue à être congruent, ajustant ses propos à ce qu’il est réellement. Chacun s’engage dans l’échange, ne reste pas observateur. Chacun fait aussi œuvre de réflexivité sur sa pratique.
Enfin, l’animation d’un tel groupe est également très exigeante puisqu’elle doit permettre de faire émerger la parole de chaque participant tout en veillant à faire vivre le cadre défini, c’est-à-dire à garantir la confidentialité, l’écoute et l’absence de jugement ainsi que la production d’idées qui peuvent diverger.
III. Travail sur la relation d’accueil – dire est faire
Faire peut d’abord vouloir dire donner une existence professionnelle à des sujets jamais évoqués en réunion ou groupes de travail. Ces sujets sont toujours balayés parce qu’ils sont jugés non prioritaires et complexes du fait de leur empreinte relationnelle forte. Prenons l’exemple des 3 derniers sujets évoqués en avril dans les ateliers du jeudi : la perte d’un ouvrage, un comportement déviant ou encore un chien dans la bibliothèque.
La perte d’un ouvrage est un sujet classique. Il l’est un peu moins quand il s’accompagne de la volonté non exprimée clairement par l’utilisateur de ne pas le rembourser, surtout lorsqu’il s’agit d’un gros utilisateur, très enclin aux commentaires et aux jugements, exerçant de ce fait une certaine pression sur les collègues. La venue d’un chien qui n’est pas un soutien pour un utilisateur en situation de handicap visuel ou autre dans la bibliothèque n’est pas si courante et peut paraître anodine. Elle soulève cependant des questions d’accueil intéressantes. La prise en charge d’étudiantes se plaignant d’être suivies par un homme au comportement étrange est un sujet qui est rarement évoqué par les collègues assurant le service public en dehors des couloirs, de la cuisine et de nos réunions de direction qui comportent toujours un moment « minute nécessaire du cadre de permanence ». Permettre aux collègues dans le cadre de l’atelier d’échange de pratiques de se pencher sur ces sujets donne à ceux-ci une existence officielle et légitime le travail qui est fait autour.
Outre le fait de légitimer le travail sur ce type de sujet à forte empreinte relationnelle, le dire est faire parce qu’il débouche sur des actions ou des modifications d’attitudes en situation d’accueil. Par exemple, ce qui était important dans le sujet autour de la perte d’un ouvrage est le fait d’agir avec cet utilisateur un peu pressant sans discriminations. Dans le doute, nous avons l’habitude d’accorder du crédit à ce que nous dit l’utilisateur. Nous lui accordons d’abord du temps pour rechercher l’ouvrage en question chez lui. Nous le cherchons nous-mêmes avec grand soin. Si personne ne le trouve, nous ne demandons pas systématiquement de remboursement. Dans ce cas précis, les recherches ont été faites des deux côtés en vain et l’ouvrage a été mis en statut « ouvrage perdu » sans demande de remboursement. Face à cet utilisateur au comportement un peu extraordinaire, nous avons ensuite réfléchi à la manière pour chacun d’accueillir ses demandes avec le moins d’a priori possible. Nous avons donc quitté l’atelier avec cette perspective-là, exigeante certes mais très professionnelle.
Ce que nous avons appris de l’audit en termes de méthode constitue une belle opportunité pour mettre en place l’échange de pratiques. Le cadre dans lequel il se joue m’apparaît comme une nécessité entre facilitation et exigences. L’atelier en lui-même est par le dire l’occasion d’une grande créativité autant individuelle que collective.
Crédit images :
Benoît Charlat, pour l’association les Zèbres @BenoitCharlat