De retour de #ADBU2017 et #ubibcamp2, où le rôle des bibliothèques universitaires au sein des communautés de l’ESR a fait l’objet d’échanges nourris, je m’interrogeais sur l’identité de nos BU, et la manière dont, à travers le temps très long, la “Bibliothèque” incarnait dans l’imaginaire collectif certaines valeurs de transmission, de continuité, de partage et d’ouverture en tant que lieu de sociabilité savante. La découverte du beau Learning center “Lilliad Innovation” donnait matière à penser sur les diverses manières de vivre, d’assumer ou de dépasser notre héritage de “bibliothèques” en terme d’image de marque au sein de la communauté universitaire et de la société en général. (* erratum : Lilliad vient de me confirmer qu’il n’y a aucun projet de généralisation de l’appellation à d’autres sites lillois).
Comme souvent, un collègue, quelque part, se posait des questions comparables et avait pris la peine d’écrire un billet de blog en anglais pour ouvrir la conversation. Christian Lauersen est danois et dirige plusieurs bibliothèques de Lettres et sciences humaines de l’université de Copenhague au sein de la Royal Danish Library. Il tient depuis trois ans un blog des plus stimulants, The Library Lab, où il rend compte, notamment, de la naissance et de la croissance d’un merveilleux lieu, le Digital Social Sciences Lab (#DSSL) où autour des questions de datavisualisation et d’aide à la recherche, la bibliothèque universitaire se trouve au cœur d’un écosystème de chercheurs, d’étudiants, de données ouvertes, tissant sociabilité, savoir-faire et faire savoir au sous-sol d’une des bibliothèques de sciences humaines les plus chaleureuses qu’il m’ait été donné de visiter (Voir albums Social Science Library ; DSSL).
Les réflexions qui vont suivre sont la traduction [assez libre] en français du billet de Christian Lauersen Why do they come? The Library as place and brand, publié le 18 octobre dernier sur le blog Library Lab.
“Pourquoi viennent-ils ?” De la Bibliothèque comme lieu et comme marque, par Christian Lauersen.
Vous avez tous cela dans l’œil : une salle de lecture pleine à craquer d’étudiants en train de réviser. Tout seuls, tous ensemble. Joli spectacle qui me réjouit chaque fois que je le vois.
Mais, même lorsqu’un comportement nous arrange, nous pouvons continuer à nous poser des questions : « Pourquoi donc viennent-ils à la BU ? Pourquoi ne restent-ils pas tranquillement chez eux pour étudier ? »
Dans une petite partie des cas, la réponse est sans doute qu’ils ont besoin d’un renseignement ou de consulter un livre, mais ce n’est pas une explication suffisante.
Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas : j’aime que les bibliothèques soient pleines d’étudiants et je pense vraiment que nous faisons un boulot fantastique en leur offrant de bonnes conditions de travail, mais cela ne répond pas à une question fondamentale, tant sur les bibliothèques que leurs utilisateurs : « quelle bonne raison peuvent-ils avoir de venir là et pas ailleurs, s’il s’agit juste de s’asseoir et travailler ? »
Cette question appelle plusieurs éléments de réponse. Parfois, lors que je la pose tout haut, mes collègues bibliothécaires me répondent que nous sommes très forts, en bibliothèque, pour créer des environnements d’apprentissage et d’étude. Je ne conteste pas qu’il s’agit sans doute d’une partie de réponse, mais pour être tout à fait francs, nous nous contentons, en réalité, de meubler nos bibliothèques de tables et de chaises qui permettent aux gens de s’installer pour travailler. D’autres institutions, à commencer par l’université elle-même, pourraient fort bien faire cela sans les bibliothèques et il me semble qu’il faut creuser un peu plus loin.
Une anecdote pour commencer.
Etude de cas : campus dégradé, bibliothèque préservée.
A la faculté des sciences sociales de l’Université de Copenhague, il y a deux bibliothèques : la Faculty Library et une bibliothèque d’étude au cœur du campus. La bibliothèque d’étude a un petit bureau d’accueil où le personnel est présent de 10 h à 15 h en semaine et offre 3 grandes salles de lecture ouvertes de 8 h à 22 h ce qui signifie qu’elles sont ouvertes sans personnel à peu près 9 heures par jour. Je rencontre de temps à autres le doyen de la faculté pour causer des affaires de la bibliothèque. Il se plaint souvent que les étudiants dégradent le campus : détritus, mobilier cassé, etc. Et pourtant, ce n’est pas le cas de la bibliothèque d’étude, bien qu’elle ne soit pas surveillée une bonne partie de la journée. Pourquoi ? Pourquoi dégradent-ils le campus mais respectent-ils la bibliothèque ? Il me semble qu’une partie de la réponse à la question « Pourquoi viennent-ils en bibliothèque ? » se trouve dans ce type de comportement et que cela a un lien étroit avec la « marque bibliothèque » et la place, dans les esprits, de la bibliothèque comme lieu emblématique de la vie de l’étudiant en 2017.
[NdT : nous avons une expérience analogue à l’Université d’Angers où la tentative d’ouvrir le RU en “espace de révision” en période de saturation de la BU, au printemps 2015 s’est soldé par un échec retentissant, où le contraste de salles de lecture avec des étudiants assis par terre était patent avec 400 places libres dans un open space pourtant clair, propre et doté de tables et chaises]
La Bibliothèque : une marque de confiance depuis 2600 AV JC
Pourquoi les étudiants remplissent-ils les bibliothèques universitaires ? Mon premier argument est que la bibliothèque est un label de qualité, une marque (brand). Depuis que je travaille en bibliothèque, j’entends des voix dans la profession qui disent que bibliothèques et bibliothécaires sont « trop traditionnels » et « poussiéreux » et qui insistent sur la nécessité de renouveler de fond en comble l’image de la bibliothèque. Je n’ai rien contre le fait de discuter évolution de notre “image de marque”, mais pourquoi ne pas envisager que l’image de la bibliothèque qu’ont en tête les utilisateurs correspond peut-être aussi à leurs besoins ? Quand on y pense, les bibliothèques existent depuis plus de 5000 ans et ont toujours été, depuis l’époque des Lumières, associées à des lieux d’apprentissage, d’éducation, de recherche et de culture. Nos valeurs sont l’ouverture, le pluralisme, l’inclusion et l’accessibilité (ou du moins sont-ce les valeurs que nous cherchons à faire vivre dans les bibliothèques universitaires à Copenhague). Nous sommes des institutions démocratiques (et non pas neutres !). Le livre, lui-même, qui entretient de nombreux liens avec les bibliothèques (pour de bonnes raisons), est l’une des marques les plus fortes du monde [ndT et véhicule lui aussi, implicitement des valeurs de partage, sérieux, de circulation des informations et de validité]. L’exemple de la bibliothèque d’étude en sciences sociales donne un indice sur le fait que les étudiants respectent les bibliothèques et s’y comportent différemment qu’ailleurs sur les campus.
Les bibliothèques n’en veulent pas au porte-monnaie des gens : les bibliothèques veulent qu’ils réussissent, qu’ils apprennent, qu’ils explorent et élargissent leurs horizons.
Dans un monde dominé par les préoccupations commerciales et la dématérialisation, il me semble que bien des étudiants du supérieur se reconnaissent dans nos valeurs. Alors, qu’importe si notre « marque », notre image est un peu traditionnelle ? C’est une identité forte, qui inspire confiance, sur laquelle nous pouvons nous appuyer et que nous pouvons même utiliser de manière délibérée pour faire reconnaître pleinement le rôle des bibliothèques dans l’université.
Peterborough, New Hampshire, la première bibliothèque publique gratuite, financée sur fonds publics, créée en avril 1833.
Autodiscipline, identité et appartenance
Les conditions d’étude des étudiants danois ont changé de manière assez radicale ces derniers temps : être étudiant est un contrat à durée limitée, vous avez cinq ans pour terminer vos études et c’est tout. Les étudiants ont moins de contacts directs avec leurs enseignants et tuteurs. Il est devenu plus difficile d’entrer dans certains cursus et la pression pour avoir de bonnes notes est plus forte que jamais. Je n’entrerai pas dans une discussion sur si c’est une bonne ou une mauvaise chose pour l’enseignement supérieur, mais il me semble que cette évolution a contraint nos étudiants à embrasser une approche plus utilitariste et disciplinée qu’avant. Ils se contraignent manifestement à venir travailler à la bibliothèque. Ils passent leurs journées à y travailler : ils font la queue le matin avant l’ouverture pour être sûr de trouver une bonne place et y restent jusqu’à la tombée de la nuit.
Pourquoi ne se contentent-ils pas de rester chez eux pour ça ? Il y a sans doute une question d’autodiscipline : en effet, qui ne s’est jamais fait la remarque que, chez soi, on est plus tenté de se tourner vers des distractions plus ou moins légitimes (des tâches ménagères au visionnage en gros de séries) que vers la lecture de Michel Foucault ?
La bibliothèque offre une opportunité de choix pour bien séparer la vie privée des études et permet aux étudiants de se sentir plus détendus à la maison.
Tout seuls. Tous ensemble.
La vie d’étudiant peut être difficile. Et solitaire. Les aspects sociaux de la vie étudiante sont cruciaux pour leur permettre de devenir de meilleurs étudiants et des êtres humains épanouis. Regardez ce qui se passe avec les formations à distance : les taux d’abandon sont bien plus élevés que dans le cas d’étudiants classiques qui viennent étudier « physiquement » à l’université au milieu d’autres étudiants. La baisse du nombre d’heures de cours et de TD fait que les étudiants recherchent d’autres lieux pour nourrir leur identité universitaire en tant qu’étudiants et apprentis. Ils peuvent probablement trouver cela ailleurs, mais à coup sûr, la bibliothèque est un de ces lieux emblématiques forts.
Tout seuls, tous ensemble. A chaque fois qu’ils lèvent les yeux, ils voient qu’ils ne sont pas tout seuls. Cela est important et étroitement lié à un autre élément de réponse à la question « Pourquoi les étudiants viennent-ils à la bibliothèque ? » : le sentiment d’appartenance.
Nous avons tous besoin de nous sentir faire partie de quelque chose : appartenir à une famille, à un métier, à une équipe de football, à un pays. Si vous me dites que vous ne vous sentez lié à rien, je vous traiterai de psychopathe ou de menteur. Les étudiants et les chercheurs dans l’enseignement supérieur ne sont pas différents. Pour bien des étudiants, les études sont une bonne partie de leur vie et il me semble capital pour leur bien-être et leur capacité d’apprendre qu’ils se sentent appartenir à une communauté. C’est la même chose pour les enseignants et chercheurs. Dans la mesure où la bibliothèque est un lieu ouvert, qui n’est ni centré sur l’administration, ni sur les diplômes, je pense qu’elle peut aider les étudiants à construire un sentiment d’appartenance en stimulant leur identité universitaire et en offrant un lieu partagé où ils peuvent être en contact avec d’autres étudiants (voire des enseignants et des chercheurs).
Si on se penche sur les questions d’autodiscipline, d’identité et d’appartenance, on peut me rétorquer que l’université comme Starbucks peuvent aussi bien l’une comme l’autre aider à développer ces aspects. Peut-être, mais il me semble qu’ils le font moins efficacement que ne peut le faire la BU. Pourquoi ? Parce que la Bibliothèque, comme je le soulignais au début de ce billet, est un lieu et une marque formidable. Elle représente la stabilité et la fiabilité, l’ouverture à tous, le fait d’être là pour vous aider et non pour vous demander l’argent, vous juger ou vous classer.
Venez comme vous êtes
De par sa nature même, la bibliothèque universitaire est un espace d’apprentissage et d’ouverture d’esprit, c’est une institution qui veut que vous réussissiez mais ne vous délivrera pas de diplôme, qui vous accueillera comme vous êtes, sans se préoccuper vous vous soyez un « bon » ou un « mauvais » étudiant. De ce point de vue, c’est un lieu précieux, unificateur, et un marqueur d’identité très puissant. Tenons compte de cela en tant que professionnels des bibliothèques et appuyons-nous déjà sur ce que nous sommes et incarnons déjà plutôt que vouloir construire de toutes pièces une image qui n’est pas vraiment la nôtre [et qui à force de vouloir coller à la mode peut vieillir prématurément, et se teinter bien vite de la patine rétrofuturiste de l’anticipation ringarde – NdT].
Perspective : une bibliothèque sans livres reste une bibliothèque et peut être un écosystème de choix pour des animaux sociaux.
Nous avons vu que les étudiants viennent en masse dans nos bibliothèques et que la marque « bibliothèque » et le sentiment d’appartenance jouent un rôle dans notre attractivité actuelle. C’est déjà bien, mais encore ? Devons-nous rester assis et nous contenter de regarder passivement monter notre nombre d’entrées ?
Non. Pour commencer, je crois fermement au potentiel de la bibliothèque comme lieu pour promouvoir le bien être des étudiants et leur réussite, et au fait de reconnaître que les espaces physiques ne perdent en rien leur intérêt dans un monde qui se dématérialise, et que, bien au contraire, ils y gagnent. Les êtres humains sont des animaux sociaux. Nous avons besoin d’être entourés d’autres personnes pour explorer, grandir, être stimulés, nous amuser, nous sentir vivants, apprendre et nous sentir bien. « Etre en ligne » ne remplace pas tout cela et ne le remplacera jamais. Cela vaut de manière générale et tout particulièrement pour l’enseignement supérieur et la recherche.
J’aimerais que nous nous saisissions de ces enjeux et que nous tirions vraiment parti de la masse critique de jeunes esprits en période d’apprentissage qui vient dans nos bibliothèques pour créer de la valeur, des réseaux, de la diversité et de l’intégration dans l’enseignement supérieur et la recherche. Je souhaite que nous ne contentions pas de nous focaliser sur les places de travail mais que nous ayons une approche plus active de la bibliothèque comme lieu permettant de faciliter des activités interdisciplinaires. Quand nous faisons se rencontrer des personnes de différents horizons, de bonnes choses peuvent arriver. Les gens qui pensent tous pareil n’accomplissent rien et il est en notre pouvoir de faire de la bibliothèque une « jungle » sociale et académique mélangeant des gens de races, de genre, d’âge, de convictions politiques, culturelles et économiques différentes, quel que soit leur capital culturel.
Lors d’une conférence j’avais posé la question : une bibliothèque sans livres est-elle encore une bibliothèque et ma seule réponse avait été OUI : Si nous…Voir billet : “Is a library without books still a library? Some thoughts on The Library as place”.
Je pense à titre personnel qu’une bibliothèque ne se résume pas à sa collection, qu’elle soit physique ou électronique. C’est une part importante de notre travail, mais n’est pas le seul moyen à notre disposition pour servir la recherche, l’éducation et l’apprentissage. Utilisons les espaces libérés par les livres pour créer un écosystème, une jungle suffisante pour que puisse prospérer une certaine biodiversité et se produire une pollinisation croisée des savoirs et des rencontres dans l’enseignement supérieur.
Le mot de la fin : sur la piste des utilisateurs
« Le besoin de contact, de faire communauté, est primordial, aussi fondamental que celui d’air, d’eau et de nourriture » – Dean Ornish.
Ce billet est plein de suppositions sur les raisons qui font que les étudiants viennent à la bibliothèque en 2017, même lorsqu’ils ne recherchent pas un livre en particulier ou l’aide d’un bibliothécaire. Ces suppositions s’appuient sur ce que je vois, ce que j’observe et ce que je crois et je me permets d’en tirer quelques conclusions, mais ce n’est pas pour autant une étude. Je ne peux présenter aucun jeu de données qualitatives ou quantitatives à l’appui de mes dires.
Il est important que nous ne tâtonnions pas dans l’obscurité lors que nous discutons de l’usage ou du non usage des bibliothèques et plus encore sur ce que nous savons de la vie de nos utilisateurs et de ceux qui n’utilisent pas les bibliothèques. Se demander pourquoi et comment notre public utilise – ou pas – les bibliothèques exige une autre démarche qu’un billet d’opinion comme celui là.
Ne vous contentez donc pas de jouer aux devinettes ou d’envoyer des questionnaires. Si vous vous contentez de poser une question, vous n’aurez qu’une réponse univoque à la question posée et cela ne vous permettra pas de comprendre le tableau tout entier. Si vous demandez à 10 étudiants s’ils veulent une bibliothèque ouverte 24/24, ils répondront certainement « Oui, bien sûr », mais cela n’est pas du tout la même chose que de venir réellement y travailler la nuit. Les méthodes UX, des observations et expérimentations bien pensées sont une clé importante pour mieux comprendre en profondeur les comportements et les besoins de nos usagers d’aujourd’hui et de nous appuyer sur le présent pour construire des services utiles, faciles à utiliser et parlant à l’imaginaire de chacun.
Suivons en cela des pionniers comme Andy Priestner, Anneli Friberg et autres Uxlibs qui, tant en théorie qu’en pratique, permettent de promouvoir, soutenir et donner de la valeur d’usage aux bibliothèques grâce aux outils et méthodes UX. Ne restons pas entre bibliothécaires et co-construisons une vraie culture de l’attention aux utilisateurs !
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Post scriptum
Merci à C. Lauersen de m’avoir autorisée à traduire en français et diffuser ce billet qui entrait en résonance avec 3 idées qui me sont chères :
– celle des bibliothèques comme conservatoires d’une certaine écologie de l’attention (se concentrer seul, se concentrer ensemble)
– celle développée par N. Taleb dans Antifragile, selon laquelle l’un des meilleurs facteurs prédictifs de la probabilité que quelque chose existe encore dans un avenir lointain est le fait que cette chose existe déjà depuis longtemps (que j’ai reprise en 2014 dans un article sur les bienfaits du désordre en bibliothèque)
– celle qu’il faut se garder des modes et des fantasmes d'”innovation à tout prix”, que construire les services de demain s’appuie sur le présent et que garder un contact étroit avec nos utilisateurs est le meilleur moyen de créer de la valeur pour les communautés que nous desservons, loin des néologismes et des outils prêts à penser. Voir http://www.enssib.fr/sites/www/files/documents/presses-enssib/La-numerique/Etches-Schmidt_Utile-utilisable-desirable.pdf
BUApro reste fermé aux commentaires, faute de temps et d’énergie pour y animer une conversation professionnelle de manière constructive, mais Christian attend les vôtres sur le billet original, via Twitter @clauersen ou par mail cula at kb dot dk.
Billet et traduction = CC-by