Né le 17 septembre 1743 à Ribemont (Aisne), décédé le 29 mars 1794 à Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine). Issu d’une famille de la noblesse dauphinoise, le jeune garçon est élevé par sa mère, très pieuse. Son père est mort lors de manoeuvres militaires, cinq semaines après sa naissance. Il fait ensuite des études au collège jésuite de Reims puis au collège de Navarre à Paris, et se fait remarquer très tôt par ses talents en mathématiques : après une thèse soutenue à 16 ans, son Essai sur le calcul intégral (1765) fait grand bruit et lui vaut la protection de d’Alembert. Sa carrière est brillante : en 1769, il est reçu à l’Académie des sciences, en devient secrétaire adjoint en 1773 et secrétaire perpétuel en 1776. Avec d’Alembert, il participe au Supplément de l’Encyclopédie (1776-1777), puis aux tomes Mathématiques (1784-1789) de l’Encyclopédie méthodique. Il fréquente les philosophes et les salons parisiens les plus en vue. Outre d’Alembert, il se lie plus particulièrement d’amitié avec Julie de Lespinasse, Voltaire (rencontré en 1770 et avec qui il correspond régulièrement) et Turgot qui influence ses idées économiques et politiques – il écrira en 1786 une Vie de Turgot et en 1789 une de Voltaire.
Tout en continuant ses travaux scientifiques, il oeuvre avec Voltaire à la réhabilitation du chevalier de La Barre et, dans sa Lettre d’un théologien… publiée anonymement en 1774, attaque l’intolérance et les crimes de l’Église catholique contre les protestants, les Juifs, les Indiens… Comme nombre d’hommes des Lumières, il pense que la monarchie française doit se réformer de l’intérieur avec l’aide des lettrés et des savants ; en 1774, il rejoint Turgot qui, nommé contrôleur général des Finances, l’appelle auprès de lui. En 1775, il obtient la place d’inspecteur des Monnaies, qu’il conservera après la chute de Turgot en 1776, dont il défend la politique économique dans plusieurs brochures.
En 1781, sous le pseudonyme de Schwartz, il dénonce l’esclavage, inadmissible car les Noirs ont « le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs » (Réflexions sur l’esclavage des nègres) ; mais, favorable à un idéal réformiste de transformations sociales progressives et sans heurts, il plaide pour un affranchissement par étapes, pour préparer les esclaves à la liberté. En 1782, il est élu à l’Académie française. Il commence à réfléchir aux moyens de mettre la science au service du « bien public », d’une société guidée par la raison et tendant vers le bonheur : il propose pour cela de créer une « mathématique sociale » qui appliquerait le calcul aux « sciences morales » de l’homme et de la société (Essai…, 1785).
En 1786, à 43 ans, il épouse Sophie de Grouchy et trouve « le plus grand bonheur » avec cette jeune femme de 22 ans (une fille naît en 1790). Athée et adepte des idées philosophiques, admirée autant pour son instruction et son intelligence que pour sa beauté, elle tient un salon fréquenté par les intellectuels européens et partage ses engagements. Une réelle complicité intellectuelle les unit et elle l’a probablement inspiré lorsque, peu après leur mariage, il défend pour la première fois, et de façon inédite pour l’époque, les droits politiques des femmes. Dans un long développement inséré dans les Lettres d’un bourgeois de New Haven (1787, publiées en 1788) qui examinent les institutions américaines, il assure qu’il n’a pas jusqu’ici existé d’État réellement « libre » (démocratique) car « jamais les femmes n’ont exercé les droits de citoyens ». Or voter et être éligible sont des droits naturels, qui « dérivent de la nature » humaine : êtres humains, « les femmes doivent donc avoir absolument les mêmes » que les hommes. Il ajoute que, n’élisant pas les représentants qui votent les impôts, elles pourraient refuser de les payer. Si elles sont sous la dépendance de leurs maris, c’est à cause de lois injustes et il serait plus naturel que l’égalité règne aussi dans le couple. En 1788, dans un Essai sur la constitution … des assemblées provinciales (créées en 1787 et élues au suffrage censitaire), il réaffirme ces opinions sur le « droit de cité » des femmes, et ajoute que « l’instruction doit être commune » aux deux sexes.
En 1788, il se range aux côtés des « patriotes » favorables aux réformes : il fait partie de la Société des Trente qui diffuse ces idées, rédige une Déclaration des Droits (1789). Il n’est pas élu aux États généraux, mais participe cependant à la vie politique : il siège jusqu’en 1791 à la Commune de Paris, s’inscrit en 1789 au club des Jacobins et, en 1790, fonde avec Sieyès la Société de 1789, plus élitiste et modérée. Face à l’évolution de plus en plus conservatrice de cette société, il s’en éloigne pour rejoindre le Cercle social, club politique et littéraire qui organise des conférences pour un large public et où se retrouvent des personnalités du monde intellectuel et politique. Il en devient un des dirigeants et, parallèlement, publie de nombreux écrits, collabore à divers journaux.
Condorcet n’est pas un radical : d’un point de vue économique, il considère que la propriété est un droit naturel, un des fondements de la société ; d’un point de vue social, il redoute le désordre et pense que la politique doit être une affaire de raison. Mais il est aussi un homme de principes, qui défend notamment celui de l’égalité des droits. Ainsi, alors qu’il liait avant 1789 citoyenneté et propriété, il évolue et n’est plus, pendant la Révolution, favorable au suffrage censitaire. Il soutient les Juifs qui demandent l’accès à la citoyenneté. Il est, depuis sa création en 1788, un membre actif de la Société des amis des Noirs, qui s’oppose au lobby colonial et réclame l’égalité politique pour les « libres de couleur » dans les colonies, la suppression de la traite et l’abolition progressive de l’esclavage.
Sur ces points, Condorcet n’est pas original et sa voix n’est pas isolée. Elle l’est en revanche beaucoup plus quand, le 3 juillet 1790, il publie dans le no 5 du Journal de la Société de 1789 un article « Sur l’admission des femmes au droit de cité ». En philosophe théoricien, il se place sur le terrain du droit et des principes, affirmés par les révolutionnaires dans la Déclaration des Droits. Il développe une partie des arguments avancés en 1787-1788, avec quasiment les mêmes mots. « Êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales et de raisonner sur ces idées », les femmes naissent avec les mêmes droits naturels que les hommes, mais elles les ont « perdus » dans la société. Le principe, désormais fondateur, de l’égalité des droits a donc été « tranquillement » violé, sans que personne ne s’en émeuve à cause du « pouvoir de l’habitude » : il y a donc « acte de tyrannie » car « ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens ». Après avoir posé les principes, il répond à tous ceux qui assurent que la nature et les fonctions sociales des femmes les rendent incapables d’exercer les droits politiques. Elles sont « exposées à des grossesses et à des indispositions passagères » : a-t-on jamais envisagé de priver de leurs droits les hommes « qui ont la goutte tous les hivers et qui s’enrhument aisément ? » Il n’y a, dit-on, pas de femmes de génie : cela tient à leur manque d’éducation ; de plus, le droit de cité n’est pas réservé aux seuls génies et de nombreuses femmes ont fait preuve de « principes plus élevés » et d’une raison « plus forte » que certains hommes, qui « n’ont pas le droit d’être si fiers ». Quant à la différence de comportements entre les deux sexes, elle n’est pas « naturelle » mais construite socialement, par une mauvaise éducation et des lois injustes. Certes, reconnaît Condorcet, elles sont destinées à s’occuper des enfants et de la famille, à mener une vie plus retirée : mais ce n’est pas parce qu’elles jouiraient du droit de cité qu’elles « abandonneraient sur le champ leurs enfants, leur ménage, leur aiguille » ; « ce peut être un motif de ne pas les préférer dans les élections, mais ce ne peut être le fondement d’une exclusion légale ». Bref, conclut-il, il n’y a pas « entre les hommes et les femmes une différence naturelle qui puisse légitimement fonder l’exclusion du droit ». Il suggère donc de « l’étendre à toutes celles qui ont des propriétés » – en 1790, le suffrage est censitaire ; et cette proposition, timide par rapport à ce qui précède, correspond bien au souci de Condorcet d’éviter les évolutions trop brusques. Il est difficile de mesurer l’écho rencontré par ce texte : il n’est pas impossible que, sans être explicitement cité, il ait influencé les écrits « féministes » postérieurs (Gouges, Aelders, Guyomar…) ; et des adversaires des droits des femmes le réfutent ouvertement (Révolutions de Paris, février 1791 ; Sylvain Maréchal en 1801).
Quelques mois plus tard, Condorcet défend le droit des femmes à l’instruction publique (Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1791) : non seulement « l’instruction doit être la même » pour les unes et les autres, mais elle « doit être donnée en commun » (mixte) et dispensée par un enseignant « choisi indifféremment dans l’un ou l’autre sexe ». Prôner un enseignement identique est une position progressiste, en un temps où les contenus des savoirs transmis aux filles et aux garçons divergent. Conscient des oppositions qu’elle peut susciter, Condorcet ajoute que les filles pourraient être exclues des cours formant à des professions « exclusivement réservées aux hommes » : le cas étant très fréquent, en particulier dans les métiers intellectuels, cette concession représente tout de même une sérieuse limite – même s’il précise qu’elle ne concerne pas la médecine, que les femmes devraient pouvoir exercer au moins pour soigner les maladies infantiles ou féminines. Il admet aussi que, comme elles « ne sont appelées à aucune fonction publique », leur instruction pourrait se limiter aux premiers degrés, mais sans pour autant interdire l’enseignement supérieur à celles particulièrement douées. Quant à la proposition de mixité scolaire, elle souligne encore une fois l’ouverture d’esprit de Condorcet : combattue par l’Église, elle existait parfois dans des écoles de campagne, et l’idée en sera reprise par quelques députés en 1792 pour l’enseignement primaire, mais il est le seul à envisager qu’elle puisse se prolonger « au-delà de l’enfance ».
Après la fuite du roi (20 juin 1791), il est un des premiers à réclamer ouvertement la République. En septembre 1791, il est élu par Paris à l’Assemblée législative. Proche de Brissot et de ses idées, il siège avec les Girondins, alors à la gauche de l’Assemblée. Au nom du Comité d’instruction publique, il présente en avril 1792 un vaste et ambitieux projet d’éducation publique. Mais la mixité y est seulement évoquée pour les villages pourvus d’une école primaire unique. Et il ne dit rien de l’instruction des filles car, explique-t-il, cette question est si importante qu’il prévoit de lui consacrer un rapport particulier – ce qu’il n’aura pas l’occasion de faire.
En septembre 1792, il est réélu à la Convention par le département de l’Aisne. Lors du procès du roi, il vote pour la culpabilité, contre la mort, et contre l’appel au peuple proposé par les Girondins. S’il demeure proche de ceux-ci sur plusieurs points, il s’éloigne du groupe car, favorable à l’union des républicains, il n’adhère pas aux attaques systématiques des Brissotins contre le peuple parisien. Membre du Comité de constitution, il présente en février 1793 à la Convention un projet constitutionnel. Il y défend le droit de suffrage de tous les hommes – effectif depuis août 1792 –, mais reste muet sur la possibilité pour les femmes de l’exercer, même à terme. Plus qu’un reniement ou un renoncement, on peut y voir la distance entre les principes théoriques développés dans un journal et un projet de constitution présenté, au nom d’un comité, à une assemblée qui n’était majoritairement pas prête, dans les conditions de l’époque, à envisager l’égalité politique des deux sexes – elle est cependant revendiquée à la même date dans la brochure du député Guyomar ou le projet lu par Romme devant ses collègues, seule intervention faite, pendant toute la Révolution, par un député à l’Assemblée nationale en faveur du vote des femmes.
Quoi qu’il en soit, le projet de Condorcet est rendu caduc par l’insurrection anti-girondine des 31 mai-2 juin 1793. Lui-même n’est pas arrêté avec les dirigeants girondins après le 2 juin. Mais il proteste contre l’insurrection, puis dénonce la Constitution montagnarde de juin 1793, et est donc décrété d’arrestation le 8 juillet 1793. Il se cache pendant huit mois à Paris, chez une veuve, Mme Vernet ; c’est alors qu’il écrit son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (publié en 1795), souvent qualifié de « testament philosophique des Lumières », dans lequel il affirme sa foi dans le progrès. Craignant une arrestation, il quitte sa cachette le 25 mars 1794, est arrêté à Clamart le 27, et retrouvé mort dans sa cellule deux jours plus tard, sans que l’on sache avec certitude si ce décès est dû à un suicide par empoisonnement ou à l’épuisement.
Dès 1795, l’héritage de Condorcet est valorisé – entre autres par Sophie qui, en plus de ses propres travaux littéraires, s’occupe d’une édition des oeuvres de son mari. Et sa figure s’affirme encore plus au xixe siècle. Les républicains en font un modèle de référence, le « prophète » (Jules Ferry) de l’école républicaine, glorifié par la IIIe République. Les féministes s’appuient sur ses écrits sur les droits des femmes à l’instruction et au vote ; et c’est devant sa statue qu’est organisée à Paris le 5 juillet 1914 une manifestation suffragiste. Même Michelet a écrit que « Sur l’admission des femmes… » en faisait un des « précurseurs du socialisme » (Les Femmes de la Révolution, 1854), et l’historien Aulard a qualifié ce texte de « manifeste féministe par excellence » (1898). Cette dimension féministe ne fut pas oubliée dans les hommages rendus à Condorcet lors de sa panthéonisation en 1989.
Condorcet ne fut pas le premier féministe. Les idées développées notamment par Poullain de La Barre (en 1673, 1674) sur l’égalité naturelle des sexes et la nécessité de leur donner la même éducation pour réduire les inégalités dans la société avaient progressé au xviiie siècle et se retrouvaient par exemple chez Helvétius, d’Alembert, Mme d’Épinay. Mais 1789 a modifié les enjeux : pour le révolutionnaire Condorcet l’instruction sert aussi à former un citoyen capable de choisir avec sa raison. Dans ce contexte inédit, où le principe d’égalité est devenu le fondement de la société, où les sujets du roi se sont transformés en citoyens porteurs de droits, il fut le premier à poser la question de l’égalité des sexes en termes politiques, à défendre l’accès des femmes au droit de cité.
• Sources : Badinter É . & Badinter R., Condorcet. Un intellectuel en politique, Paris, Fayard, 1988. – Baker K. M., Condorcet. Raison et politique, Paris, Hermann, 1988.
Dominique Godineau
→ Éducation ; Féminisme d’Ancien Régime ; Hommes féministes ; Révolution française.