Nous venons de vivre une période de flottement, où les règles d’un jour changeaient le lendemain et où se laisser porter par des décisions qui nous dépassaient était notre horizon sur quelques semaines.
Le déconfinement, après 50 jours de navigation à vue déléguée aux “autorités”, est une forme de débarquement de l’arche de Noé, qui nous rend à chacun des responsabilités au delà de celle de rester chez soi, de rester en vie, de nourrir et prendre soin de soi et des siens.
En tant que dépositaire d’une parcelle d’autorité et de pouvoir sur les contraintes faites à autrui, notamment celle de venir ou non travailler et interagir avec une communauté comptant potentiellement plus de 20000 personnes, je me trouve confrontée, plus que jamais dans ma vie professionnelle, à des questionnements éthiques. Par plaisanterie, j’ai pu dire que j’avais l’impression que ma vie intérieure du moment ressemblait à une longue dissertation de philosophie abordant “libre arbitre et responsabilité individuelle”, “utilitarisme et déontologie“, “justice locale et allocation de ressources limitées” , “humilité épistémique et biais cognitifs” , etc.
Isabelle Richard, notre VP CA, avait prévenu que la période serait compliquée (voir du PCA au PRA), riche en interactions conflictuelles entre “ceux qui pensent qu’on en fait trop et ceux qui pensent qu’on n’en fait pas assez”, “ceux qui veulent que tout redevienne vite comme avant et ceux qui rêvent d’un monde d’après”…
J’ai dû poser quelques décisions, pour travailler sur le fonctionnement des BU d’Angers de maintenant et la manière dont nous allions essayer de “faire avec” la situation épidémique, au moins mal, à petits pas prudents : les réseaux sociaux m’ont renvoyé en un temps record des critiques sur “mes certitudes” et le fait qu’on ne “vivait pas avec le nazisme” mais qu’on se mobilisait pour lui faire barrière ensemble.
Cela m’a donné envie de poser, dans ce billet, les questions qui me préoccupent, au delà du nombre de jours de quarantaine des livres en retour ou du dilemme masques maison/masques chirurgicaux** et face auxquelles, loin d’être sûre de mon fait, je ne me sens que doute. Je crains tant, sur ces sujets complexes, la polarisation des certitudes et les oppositions binaires…
Un ami m’a recommandé d’essayer de mettre en débat ce qui me tournait en tête sur une chouette plateforme dédiée à la discussion constructive, Kialo. C’est un outil qui permet à un groupe de structurer des propositions, de peser le pour et le contre, de collecter des points de vues différents. Kialo permet de débattre de la pertinence même des questions ou de les approfondir. Je profite du présent billet pour le tester sur la question : Pouvons-nous cultiver l’humilité épistémique* dans le cadre professionnel quand on est bibliothécaire ?
En effet, ma préoccupation première, en cette période d’incertitude, est la manière dont croyances et savoirs vont cohabiter pour aider chacun à faire face à l’anxiété. Je suis très impressionnée par la tentation individuelle et collective de tous nous prendre pour des hygiénistes, des épidémiologistes ou des médecins et d’énoncer des avis tranchés, et de les défendre comme autant de dogmes, alors même que le caractère inédit de la situation fait que “savoirs” et connaissances commencent à peine à se construire, au pas lent des hypothèses, expériences et réfutations qui est celui de la science.
Je me rends compte également que je me suis “dressée” à formuler des questions en “comment”, en omettant la phase de réflexion sur la pertinence ou non de se poser telle ou telle question… Le détour par Kialo m’a été utile pour en revenir à la définition même des questions qu’il revient de se poser et ce billet m’aide à parcourir ce chemin là, à défaut d’intéresser les gens, plus avides, en ce moment, de réponses claires sur des “petites choses concrètes” que de larges questionnements incertains.
Rubrique Quand est-ce qu’on biaise ?
– Pouvons-nous cultiver, au sein d’une équipe de bibliothécaires, l’humilité épistémique ? Si oui comment ?
Rubrique 60 millions d’épidémiologistes
– Faut-il tout faire pour maintenir la diffusion de l’épidémie à R0 ou tolérer une marge de diffusion permettant d’atteindre une certaine immunité de population ?
– Faut-il avoir une politique différenciée pour les personnels > 40 ans et les étudiants <25 ans ?
Rubrique Suis-je le gardien de mon frère ?
– Peut-on protéger les individus malgré eux ?
– Où faire passer la limite entre le libre arbitre de chacun, la contrainte individuelle et la contrainte collective ?
– Qui doit prendre cette responsabilité ?
Rubrique les gestes barrières
– Est-il possible de transformer une injonction hiérarchique en délicatesse personnelle ?
– Comment tricoter ensemble la civilisation des mœurs ? Cela peut-il s’organiser de manière délibérée ?
Rubrique Justice locale
– Faut-il des critères explicites d’attribution d’un temps de “présence” dans les locaux réduit par l’injonction de les partager entre moins de personnes à la fois ?
– Quels sont les curseurs qu’il est possible de faire varier ?
– Quels sont les critères qui pourraient être retenus dans quelle proportion ? Tirage au sort, niveau, sociaux, discipline, capacité à se plier à une règle contraignante,type de travail à accomplir, etc.
Rubrique “Au boulot”
– Est-il légitime de considérer qu’un des enjeux est de passer d’une culture collective du présentéisme à une capacité collective à identifier et réaliser des missions faisables en télétravail ?
– Comment vont les gens ? Comment le savoir sans être intrusifs ?
– Est-il possible d’envisager d’accompagner chacun, quelles que soient ses compétences initiales à des habitudes et règles communes d’usages d’outils nouveaux ? Si oui, comment faire ?
– Faut-il définir un projet de service d’une bibliothèque en distanciation sociale ?
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Il y en a certainement beaucoup d’autres. Ces questions-là sont les miennes aujourd’hui, dimanche 10 mai 2020, jour d’avant un déconfinement partiel et prudent. Ma seule quasi-certitude est de n’en avoir aucune, ni sur les réponses qu’il serait possible d’apporter à ces questions, ni sur ces questions elles-mêmes, ni sur ma capacité à les partager et à y réfléchir à plusieurs.
Sans doute est-ce là un effet secondaire de ce drôle de maintenant, cette nouvelle rencontre avec un inconnu au visage familier.
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* Humilité épistémique : ” Tenir pour vrai ce qui est prouvé, douter du reste, et garder l’esprit ouvert à l’idée d’avoir tort…”
** J’ai la chance de ne pas avoir une tournure d’esprit défiante, et me soumets sans mal aux recommandations de l’OMS, de Santé publique France, de notre ingénieur hygiène et sécurité. Je les trouve même cohérentes et rassurantes. Nous savons objectivement et culturellement que se laver les mains, rester à distance, nettoyer les surfaces contact régulièrement marche, mais qu’il est dur de s’y tenir, sinon que de “rhumes” et de “gastros” seraient déjà évités. Cet état mental de confiance me laisse sans doute de l’espace mental pour me poser d’autres questions, le questionnement sur la fiabilité d’autrui et des figures d’autorité étant une source inépuisable d’anxiété et prenant vite tout le temps de cerveau disponible.
PS : j’ai lu tout ce que je cite, sauf Wittgenstein (en fait, je n’aimais guère, et brillais encore moins, en philo les deux années où j’en ai fait à l’école).