Olivier Legendre a accouché plus vite que moi d’un billet sur l’encadrement en temps de confinement vu de sa « chambre avec vue » sur les volcans d’Auvergne. Merci à lui pour le mot valise de circonstance “confimanagement” qui vient de me donner un peu d’énergie pour vaincre l’angoisse de la fenêtre de saisie blanche (1). Un second billet, réjouissant, revient sur les conditions matérielles de télétravail : je m’y retrouve tout à fait. Hortensius a depuis fait un très éclairant billet sur son expérience du “management intermédiaire à distance”.
Avant l’entrée en confinement, je préparais avec Maxime Szczepanski une itération de la formation continue Enssib « Accompagner le changement » (2). Un schéma que nous utilisons dans la partie théorique de la formation me revient régulièrement en tête depuis l’annonce le 12 mars 2020 de la fermeture des universités (souvenez-vous, c’était au départ jusqu’au 31 mars).
Il me guidera pour structurer ce billet, à chaud, un peu brouillon, sur notre expérience de “confimanagement” en cours [billet écrit le 5/04/2020, sans recul].
Sens, Processus, Contenus (3)
Je prends les choses à l’envers, en commençant par les “Contenus“. Sentez-vous libres de commencer par la troisième partie, Sens, puis d’enchaîner sur la seconde, Processus, et enfin de terminer sur la partie “Contenus“… Ou de vous laisser porter par nos réflexes habituels, et de commencer par le Quoi, puis le Comment et enfin les Pourquoi/Pour quoi ?
1. Contenus
Le “Contenu”, c’est ce que nous faisons au quotidien. Du jour au lendemain, notre vie professionnelle de bibliothécaires s’est trouvée, pour une durée indéterminée, privée de ses contenus de base :
- « accueillir des publics »,
- « former et accompagner »,
- « gérer des collections matérielles et leurs flux ».
La crise a mis en évidence ce que nous savons tous : les compétences et fonctionnements de la BUA sont largement analogiques. Sur 50 agents, moins de 5 ont des missions courantes liées au numérique. Nombre de flux numériques (réservations de salle, formulaires de demandes d’acquisitions, d’informations sur les prêts retours, etc.) sont liés au fonctionnement physique des services la BU. De plus, dans cette période d’incertitude, l’université nous a demandé de limiter notre communication en ligne, notamment par mail, afin d’assurer de la visibilité aux informations importantes (4) et d’éviter les dissonances.
Je vois plein de bibliothèques s’emparer de cette crise comme d’une « opportunité » pour communiquer sur et enrichir la bibliothèque numérique. Je les entends se féliciter de réussir à conserver une approche basée contenus (au sens de « collections » autant que dans l’acception « ce que nous faisons au quotidien à la BU en temps normal »). Nous aussi avons, grâce à la petite équipe de 5, au réseau Ubib, au dynamisme de Couperin, de l’ABES et des éditeurs, tenu à jour certains outils de la BU pour que l’effet portillon vers des ressources documentaires en ligne continue d’offrir le plus d’accès possible, de la manière la plus simple possible. Nous avons ouvert à tous nos inscrits des accès distants, répondons à une demi-douzaine de questions par jour. Cela a représenté le même pourcentage que d’habitude de notre activité, soit à tout casser 5 à 8 % (5) du temps de travail de l’équipe, concentré sur les 3 ou 4 agents qui avaient compétences, matériel, droits d’accès. Merci à eux.
Les statistiques d’usage du site web montrent une baisse dans un rapport de 6 à 1 du trafic vers notre site depuis la fermeture, confirmant mon intuition qu’au cours de ces 3 premières semaines de confinement, la BUA n’est pas au cœur de ce qui préoccupe notre public. Elle joue son rôle de portillon vers le proxy, plutôt moins qu’en période “normale”. Ayant développé, dès que c’était possible, l’usage de Shibboleth (notamment pour Cairn, Wiley, Springer, Elsevier), nous avons contribué au contournement de notre outil “site web” au nom de l’accessibilité : nous pourrons mesurer dans quelques semaines via Counter l’évolution du recours à ces bases par rapport à 2019.
Une analyse détaillée montre un nombre de passages qui reste significatif pour les bases de données, bien qu’inférieur à celui de l’année précédente à la même période.
J’ai commencé par parler “Contenus” parce que beaucoup de choses que je lis tournent autour de ces questions , de comment « continuer le travail de la bibliothèque », “valoriser la bibliothèque en ligne”, d’initiatives en tous genres pour valoriser l’approche « Show must go on » : du site de l’ADBU au ministère, tout le monde parle de ce qui est fait, continue d’être fait, doit être fait et d’initiatives relevant de cette dimension. Je serais preneuse de statistiques à la fin, sur le recours quantitatif aux ressources créées pour l’occasion et au recours global vers les services en ligne spécifiquement créés par les BU pendant cette période.
Dans ma propre pratique de veille et de consommation de bibliothèques, je reste assez hermétique à cette avalanche de contenus, tant les questions de processus et de sens m’occupent et me préoccupent.
2. Processus
Les “processus“, c’est comment nous travaillons ensemble, comment nous communiquons, comment nous gérons administrativement, matériellement le quotidien au travail. Les processus subjectifs sont ceux qui permettent et impliquent des relations interpersonnelles, les processus objectifs ceux qui permettent au travail, au « contenu » d’être réalisé.
Une bonne partie de nos processus internes à la BU ont été suspendus du jour au lendemain :
- venir au travail le matin et en repartir le soir,
- respecter un emploi du temps journalier, hebdomadaire,
- effectuer des plages de service public,
- tenir ou participer à des réunions régulières,
- échanger entre deux portes,
- manger ensemble,
- etc.
Côté université, des processus de crise avaient été définis dès la semaine du 8 mars : l’équipe de gouvernance, comptant plusieurs soignants, voyait venir l’épidémie et a su s’y préparer avec pragmatisme, avait défini les fonctions clés et une structure de gouvernance et décision distribuée claire et explicite. Nous étions loin d’avoir modélisé cela au sein de la BUA. Le gros travail de la DDN, qui dès le vendredi 13 mars réquisitionnait et paramétrait tous les portables « prêt court de la BU » pour les distribuer aux personnes devant télétravailler sur des fonctions clés (continuité administrative – paie, règlement des factures pour ne pas fragiliser nos fournisseurs ; continuité pédagogique), augmentait de 100 à 300 le nombre de licences VPN, urbanisait les outils pour tenir le choc a été raconté ailleurs. Chaque service a bien été invité à faire remonter des besoins et à s’organiser en termes d’allocation de matériel, de licences VPN, etc. Nous n’étions pas mal dotés de base, avec 19 agents équipés d’ordinateurs portables récents (les 10 encadrants, les 6 formateurs, et 4 personnes de l’équipe de la mission numérique, métadonnées et communication) mais je n’avais au départ demandé que 3 accès VPN prioritaires (accès augmentés ces derniers jours).
Côté BU, je regardais depuis 2 mois monter en ligne droite la courbe des décès liés au COVID-19 sur l’outil de datavisualisation de l’université John Hopkins, me battais pour trouver SHA pour les collègues d’accueil et les agents de sécurité et faire changer un distributeur de savon cassé dans les toilettes des filles (un vain combat d’ailleurs, à ma grande colère, ledit distributeur n’ayant pas été remplacé mi-mars). J’étais paralysée moralement à l’idée de vivre ce que connaissaient les collègues de Mulhouse ou que les collègues américains ont vécu dans l’organisation du mouvement #CloseTheLibraries : être soumise à l’injonction contradictoire de ralentir l’épidémie tout en gardant ouvert un établissement valorisant les contacts, brassant les gens, en situation pandémique. L’annonce de la fermeture nationale a été pour moi un soulagement immense de ce point de vue. J’avais brûlé beaucoup d’énergie mentale à me soucier de processus qui n’ont plus eu aucune importance dès qu’une décision de fermeture complète a enfin été posée. Je me suis donc, comme beaucoup, trouvée prise au dépourvue sur les processus à mettre en place dans cette situation de confinement complet, inédite pour nous tous.
Ceci dit, dès lundi 16 mars, nous avons commencé à travailler en équipe restreinte sur le fait que les processus étaient plus importants que les contenus : sur ce point, nous avons échappé à la sidération et télétravaillé de manière assez efficace. Grâces soient rendues à l’université, elle avait placé tous les agents sauf les 4 que j’avais désignés en ASA dès le vendredi, pour les 3 premiers jours du confinement et nous savions dès le vendredi midi que nous aurions 3 jours tranquilles, sans obligation de mettre en place du travail concret pour répondre au désir de contribuer des collègues, juste pour caler les processus privés et professionnels.
En regardant en arrière, les 2 premières semaines toutes entières ont consisté à retisser une trame minimale de processus en tous genre, en nous appuyant sur ce qui existait déjà et/ou était réutilisable :
- Organigramme hiérarchique (bénie soit notre décision de 2018 d’éviter qu’un n+1 ait plus de 12 agents sous sa responsabilité)
- Plan de continuité d’activité (PCA) demandé le 9 mars, travaillé en équipe direction à côté de la plaque le 10 (sur le scénario alsacien de maintien d’une ouverture en “service dégradé” ou de travail interne, rendu le 11 avec identification des fonctions clés, de leurs doublons, sans même une information aux intéressés).
- Outils traditionnels (adresses mails, téléphones)
Et ce qu’il a fallu mettre en place rapidement :
- Établir un annuaire de crise grâce aux coordonnées personnelles des uns et des autres dans Aleph, et les répertoires contacts des téléphones des uns et des autres (merci le BUAtour) !
- Identifier les possibilités matérielles (ordinateurs, portables, connexions – détaillées avec luxe de détails par O. Legendre) et psychologiques (garde et scolarisation à domicile d’enfants ou d’ados, accompagnement de parents âgés, conjoints soignants, etc.) de chacun.e : initié dès le 13 mars, cela a été un gros travail, le poids de la scolarisation à domicile, la stabilité – ou non – des connexions, les clés de répartition familiale des ressources informatiques partagées ne s’étant parfois affirmés qu’à l’usage.
- Identifier, apprendre à utiliser et transmettre des compétences sur des outils nouveaux (la suite MS 365, comprenant Teams, etc.) que nous regardions de loin et que la plupart de mes collègues considéraient avec
frilositéprudence, eût égard aux coûts d’entrée exorbitants de tout changement de processus ou d’outils dans une équipe. - Tenter, au delà du plaisir ou du déplaisir de la découverte, d’en avoir un usage raisonné et conscient : je recommande là dessus chaudement la lecture de l’excellent mémo pour le télétravail produit par Framasoft.
- Le guide du management à distance en situation exceptionnelle préparé mi-mars par la Région Grand Est est également bien fait pour penser les processus.
- Organiser le soin des plantes, des locaux pour qu’au retour les choses ne soient pas déprimantes (merci à Betty d’avoir pris soin d’organiser les jungles de la BU, de passer régulièrement en prendre soin et d’en donner des nouvelles aux collègues ainsi qu’aux agents de sécurité utilisant les locaux de la BU Saint-Serge comme QG de bien avoir voulu apprendre comment changer le savon à main, le papier toilette et nettoyer les sanitaires qu’ils utilisent pendant la période de fermeture en l’absence d’équipe d’entretien).
Le bilan de ce travail sur les processus montre qu’il aurait été irréaliste de ma part d’avoir un plan ambitieux orienté « contenu » (ie « travail à exécuter). J’admire les collègues comme à Bordeaux ayant identifié et équipé 25 collègues pour participer à des chantiers de données. Nous en sommes loin.
Le bilan chez nous (sur 56 agents travaillant pour la BU) – ASA : autorisation spéciale d’absence, toutes raisons, garde d’enfant, parent, chômage technique, etc. :
- Télétravail pur (en ligne) : 10 agents (dont 2 agents de l’effectif DDN, M. développeur et C. responsable de parc informatique)
- Télétravail en ligne + ASA : 32 agents (dont presque tous les cadres, moi la première, devant partager connexion, surfaces de travail, ordinateurs avec un enseignant dévoué, 3 ados et une enfant au primaire)
- Télétravail hors ligne + ASA : 7 agents
- ASA pur : 7 agents (plusieurs collègues ayant de grosses charges de famille et aucune connexion ni ordinateur).
Nous sommes à un taux d’ASA d’environ 50 % pour le télétravail mixte + ASA. Quasiment 20 % d’agents travaillant pour la BU (B et C) n’ont pas d’équipement informatique connecté à domicile. C’est plus que ce que j’imaginais.
L’université a choisi un arbitrage rapide (en fin de semaine 3) et confortable de la note interministérielle sur le temps de travail pendant le confinement nous permettant d’être sincères et justes sur la part de télétravail et d’ASA de chacun.e et de respecter les contraintes des un.e.s et des autres avec en tête équité plus qu’égalité, toutes choses n’étant pas du tout égales par ailleurs entre les gens [en gros, obligation de prendre 5 jours de congés entre mi-mars et fin avril et pas de calculs d’apothicaires sur les RTT].
L’accent a été mis d’emblée sur des processus « subjectifs » simples, de nouvelles routines :
- Chacun.e doit donner signe de vie à son N+1 tous les jours sauf weekends et vacances, sous la forme de son choix (mail, sms, appel, usage de teams).
- Chaque N+1 propose un appel téléphonique (ou visio) de fin de semaine à chacun.e sur le bilan de la semaine écoulée, difficultés rencontrées de tous ordres, préparation semaine à venir.
- Mail de ma part à tous au moins une fois par semaine, lu par les N+1 aux non-connectés, pour faire le point sur les processus, les questions administratives, répondre aux inquiétudes exprimées. J’y laisse libre cours à mon style fleuri, (certains aiment bien, d’autres non…) et y ai même partagé les poissons d’avril de ma fille aînée, n’ayant pas le cœur/la tête à faire des blagues.
- Diffusion des arbitrages administratifs UA sur la question des moniteurs, des congés, RTT, que l’on soit en ASA, en télétravail, et collecte hebdomadaire,des “vraies” positions d’activité de chacun déclarées par demi-journée (nous sommes nombreux à alterner la garde d’enfant un jour, une demi-journée ou une semaine sur deux avec nos partenaires ou ex-partenaires).
- Constitution de petites équipes sur des projets concrets pouvant avancer (refonte site web, toilettage intranet, test de positionnement Moodle sur les compétences informationnelles).
- Animation de communautés de formation : merci à Claudine, qui fait un accompagnement aux petits oignons des collègues partis sur une certification Voltaire.
- Partage des informations “missions confinées” confiées aux uns et aux autres, d’abord dans l’équipe des cadres après entretien téléphonique avec chaque agent, puis avec tous (seules 10 personnes ont cependant demandé l’accès au tableau de synthèse).
Dans la petite équipe de cadres que j’anime, après une réunion quotidienne pour caler les processus la première semaine, nous sommes passés à une réunion hebdomadaire et à un canal Teams dédié pour partager quotidiennement notre “Humeur du jour et programme de la journée”.
[Ajout du 8 avril] : le travail sur les processus subjectifs ne s’arrête jamais, et aujourd’hui, j’ai pu, dans la petite équipe en question, faire la mise au point suivante, qui dit bien des choses sur la qualité relationnelle qui existe entre nous – très grande, parce qu’on peut vraiment se dire les choses et que nous avons une grammaire commune pour en parler, la CNV
]
Côté processus objectifs, c’est-à-dire « contenus » du travail demandé, c’est modeste…
Dès le départ, nous nous sommes dit que l’auto-formation était une piste valable d’activité professionnelle, permettant à chacun d’avancer à son rythme, de faire des choses qu’elle/il ne prenait pas le temps de faire dans les routines quotidiennes, et sans répercussion si la disponibilité d’esprit n’était pas là (statu quo ante). J’ai mis l’accent sur les dispositifs d’auto-évaluation avec volet de remédiation en autonomie, ciblant PIX et Voltaire qui faisaient partie du plan de formation des deux années à venir :
- PIX : 24 agents
- Voltaire : 18 agents + 5 (maj 6/04)
Cette approche tournée vers l’autoformation est aussi passé par la transmission, via Betty munie d’une autorisation de circulation, du véhicule de service et de SHA, de paquets de livres professionnels aux personnes non connectées : j’ai enfin trouvé usage des exemplaires papier de la souscription Utile, Utilisable, désirable que j’avais peu partagés jusque là, de mes exemplaires multiples d’auteur BAO et de la collection professionnelle de la BU Belle-Beille. Je tiens à adresser mes remerciements à Catherine Jackson et à l’équipe de l’enssib ainsi qu’à Luc Maumet de tous les partages ayant permis d’accéder à des ressources professionnelles abondantes et pertinentes.
Pour chaque lecture pro, nous proposons une petite fiche de lecture papier à partager, assez simple et subjective. J’espère que les N+1 réussissent à faire de ces lectures des objets d’interactions avec les collègues lors de leurs appels hebdomadaires – c’est déjà le cas pour certains, moins pour d’autres.
Pour ceux que ça intéresserait, voici la forme minimaliste qu’a pris le recensement des missions confiées à chacun. C’est évolutif : le document de travail partagé ici est l’état au 05 avril 2020 et sera complété, à la fin du confinement par ce que chacun a réellement réussi à faire.
3. Sens
Quel sens donner à tout cela ?
Vidée de ses Contenus (accueillir, renseigner, traiter des collections), de ses Processus (Venir au travail, structurer son temps et sacrifier aux rituels de la vie d’équipe), la BUA a-t-elle encore un sens en période de confinement ?
Je n’ai pas su trouver, pour moi-même, de sens au récit de la « bibliothèque qui continue malgré tout à être la bibliothèque d’une communauté, sans livres, sans espaces, sans lieu et temps en commun ». J’ai twitté à la fermeture des BU un poème d’Etienne Jodelle dont le premier vers “Comme un qui s’est perdu…” exprime bien mon sentiment de perte de sens, le “grand vide” dans ma vie, comme dans celle des étudiants (6).
Le besoin de trouver un sens de ce genre, classique, à notre action confinée est je présume, partagé :
- plus de 1000 bibliothécaires connectés le 3 avril 2020 à un forum d’échanges sur “Quel rôle pour les bibliothèques pendant la crise du covid-19 ?“ organisé par Raphaëlle Bats et l’enssib,
- multiples articles sur le sujet que je vois passer (7), fils twitter comme celui initié par C. Lauersen (8), et discussions de forums,
- activisme de tous à mettre l’accent sur les contenus et sélections produites, la contribution à l’effort, des masques à visière faits avec des imprimantes 3D au mouvement pour l’OA… le nécessaire virage vers une bibliothèque en ligne, etc.
Notre capacité à travailler en réseau et à raconter ensemble notre raison d’être est une des bouées qui permettent à beaucoup de trouver et partager du sens dans cette période de mise en pause. Ce billet participe sans doute de ce mouvement, sur un mode mineur et sotto voce.
Pourtant, pour moi, le récit “de la bibliothèque qui continue malgré tout et joue sa transformation” ne fonctionne pas (1) : le public est trop loin pour donner du sens, en ce moment, à mon propre travail. Notre pouvoir de bibliothécaires pour répondre aux besoins fondamentaux me paraît dérisoire, par rapport à celui des enseignants, des soignants, des assistantes sociales, etc. : de plus, j’ai vraiment du mal avec les injonctions « lisez plus, apprenez de nouvelles choses, approfondissez vos études » alors même que certains sont désemparés, anxieux, isolés, déconnectés… et que tout cela revienne à faire que les gens déjà en difficulté ne se sentent plus coupables encore de ne pas réussir à saisir tant d’opportunités d’apprendre ! Je suis aussi désemparée par la déraison des publications, des pré-prints, des remises en questions irrationnelles des fondements intellectuels de la construction des savoirs qui fleurissent un peu partout et me sens bien impuissante à agir là dessus de quelque manière que ce soit.
J’ai personnellement l’impression qu’une partie non négligeable de nos usagers ont actuellement des besoins qu’une bibliothèque en ligne ne peut satisfaire : insécurité financière, solitude et anxiété, incertitude sur la manière dont l’année universitaire écoulée va être validée, peur pour leurs proches, peur pour leur intégrité physique et psychique, peur d’un avenir économique assombri par une crise économique majeure… et que la bibliothèque en ligne est un outil pour gens sereins. Le faible recours à nos services me semble confirmer mon intuition, mais il ne s’agit peut-être que d’une conséquence de mon absence de motivation ou de proactivité. J’ai aussi l’impression que les gens lisent peu, mal et n’arrivent pas, dans la frénésie de l’info fraîche et l’anxiété, à prendre le temps du recul sur les savoirs.
Comme me répondait sur Twitter la bibliothèque de l’université de Glasgow “We’re definitely still getting enquiries in. It maybe helps that we’re part of a bigger University-wide helpdesk, so we might end up helping people who didn’t realise we could help- if that makes sense”
J’essaie, depuis le début, de nous rendre partie prenante d’un « bigger university help desk ». C’est dur, les collègues de l’UA ne nous calculant pas et nous-mêmes n’ayant guère de compétences pour répondre aux grandes peurs et questions centrales pour les étudiants, ni aux besoins immédiats en matière d’outils des enseignants-chercheurs. 6 collègues de la BU, dont je suis, allons tenter du 6 au 8 avril de tenir notre place dans une équipe d’aidants d’une vingtaine d’agents chargés de rappeler les étudiants ayant signalé des difficultés de tous ordres suite à l’envoi massif par l’UA d’un SMS pour repérer les personnes qui ne se seraient pas déjà faites connaître.
Dans le contexte de la crise du Covid-19, les “Pourquoi ?” qui ont guidé mon action sont donc bien différents de ceux qui me meuvent habituellement. Là où mes motivations vont d’habitude d’abord vers la communauté universitaire, celles du moment sont étroites, tournées, presque exclusivement vers mes collègues de la BUA et se résument en deux lignes :
- Pour maintenir chacun en bonne santé morale et physique.
- Pour pouvoir reprendre le travail après.
Les “Pour quoi ?”, plus diffus, sont les suivants :
- Assurer une équité de traitement pour permettre de travailler ensemble sereinement au retour sans créer une hiérarchie entre “ceux qui ont participé au PCA” et les “inactifs”.
- Rester en relation avec tous les collègues, même les plus isolés et les moins connectés pendant le confinement.
- Limiter au maximum les frictions administratives afin de ne pas ajouter de comptes d’apothicaires, d’impression d’inéquité par la comparaison de 50 situations très différentes.
- Essayer de rester honnêtes et sincères sur le contenu du travail, ne pas se hausser du col, ne pas faire passer pour du télétravail ce qui est un autre engagement social tout à fait honorable, tourné vers la famille, les associations, la survie psychique ou physique.
- Ne pas considérer qu’il s’agit de conditions « normales de télétravail » afin de préserver la possibilité pour des collègues de vraiment télétravailler au moment du retour à la normale
- Assumer l’aspect dérivatif du travail, face à l’angoisse et au visionnage en boucle d’informations anxiogènes, et l’idée qu’en cette période il puisse être plus un prétexte qu’une fin en soi.
- Surtout ne pas sacraliser l’exécution à tout prix des missions confiées, et encore moins multiplier le reporting et les objectifs de productivité mais privilégier l’écoute et l’accueil des doutes et fluctuations.
Ce qui fait sens pour moi est de durer, de maintenir les processus établis de cette période confinée, et de préparer mentalement ceux du stade 4. C’est de nous préparer à travailler encore un moment dans un monde où la menace épidémique sera présente, en affirmant la nécessité de préserver nos collègues et nos usagers, de nous préparer à apprendre des choses pendant cette crise, sans la considérer comme une opportunité de changements ou d’accomplissement personnel.
J’espère que nous en sortirons sans casse, et sans éclatement de notre collectif professionnel… et aussi sans une furieuse envie de rester tranquille, au milieu des gens qu’on aime, à regarder le printemps fleurir à la fenêtre, loin des soucis, loin du monde, et d’adresse, et de gens.(9)
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Notes
(1) Une forme d’aboulie, une intranquillité sourde (le mot acédie colle assez bien) m’ont saisie depuis un mois. J’espère venir à bout de cet article qui ne se veut ni généralisable, ni objectif, ni polémique, sans plomber le moral de personne, ni donner l’impression d’énoncer autre chose qu’une perception locale, personnelle, subjective.
(2) Plusieurs des TP proposés aux collègues s’intitulaient « En attendant Covid-19 », même si la nécessaire gestion de la crise sanitaire nous a pris de vitesse.
(3) Arnaud Tonnelé, 65 outils pour accompagner le changement, Eyrolles, 2011, p. 290-296
(4) J’ai par ailleurs, dans un acte manqué savoureux, provoqué la suspension du compte Twitter @BUAngers : la plateforme, pour permettre la mise à jour du chapeau, m’a demandé une date de naissance, j’ai mis celle de l’ouverture d’une des bibliothèques, qui n’avait pas 10 ans le jour de la création du compte Twitter. La demande de récupération est toujours en cours et incertaine. Histoire assez édifiante d’ailleurs lorsqu’on parle pérennité d’une identité numérique ou archivage de contenus. J’ai la preuve qu’un accident bête est vite arrivé et qu’il y a peu de frottement pour empêcher une fausse manœuvre !
(5) [JM Blanquer, sors de ce corps !] : statistique approximative, invérifiable,mais correspondant approximativement au temps de travail des agents mobilisés sur ces missions.
(6) Je travaillais depuis novembre avec une journaliste du Monde campus pour que puisse paraître un article centré sur les BU lieux de vie, tissant un récit sur la curiosité initiale provoquée par l’opération de médiation animale de la BUA. J’ai un peu travaillé avec elle aussi sur le twist narratif que l’évolution de la pandémie de Covid-19 a fait subir au projet initial…ce qui a donné l’article “La fermeture des BU, un grand vide pour les étudiants” paru dans la version web du Monde le 27 mars dernier.
(7) Mon préféré, et celui qui me donne le plus matière à réflexion est l‘interview d’un bibliothécaire norvégien par Matt Finch, intitulé In The Shadow of The Sun: Libraries & COVID-19, qui parle de l’inflexion que la crise actuelle pourrait donner aux projets de services des bibliothèques. Nicolas Beudon a partagé le 6 au soir un bel article de Nina Simob : Comment puis-je contribuer ? https://www.artizest.fr/nina-simon-comment-puis-je-contribuer/ qui me paraît aider à se poser des questions sur son propre contexte plutôt qu’à proposer d’emblée les mêmes réponses que ses voisins.
(8) C. Lauersen en a fait une synthèse “Never let a serious crisis go to waste”: Libraries transforming in the age of Corona publiée le 8/04/2020
(9) Comme dirait Cesare Pavese, Travailler fatigue : pour quelqu’un comme moi qui ne compte pas ses heures, il y a dans cette période allégée une la tentation d’en faire beaucoup moins au retour à la normale. Si cela est général et que chacun réoriente sa vie vers autre chose que le travail, et cultive son jardin, il est clair que les choses iront moins loin, moins vite à la BUA, peut être même moins bien et qu’il faudra déterminer de nouveaux processus pour faire avec…