Eloge du travardage

Comme d’autres bibliothèques universitaires, la BU Belle-Beille propose plusieurs espaces de travail distincts à ses publics, selon qu’ils souhaitent travailler en silence ou en groupe.

Je ne reviendrai pas dans ce billet sur la légitimité de ces espaces ni ne détaillerai  la genèse de cet aménagement (Olivier Tacheau, ancien directeur de la BUA, en décrit ici le déroulé et les solutions proposées en 2009. Depuis, quelques réaménagements ont été faits, mais la philosophie demeure), ses aspects positifs et négatifs mais insister sur un point: de tous les espaces, c’est celui permettant aux étudiant.e.s de parler, discuter et échanger librement qui est le plus fréquenté.

La zone com – c’est son nom – offre plus de 400 places assises sur deux niveaux et, en période d’affluence (de 11h à 17h d’octobre à décembre), le niveau sonore y est élevé. Très élevé, même, si l’on en juge par les regards étonnés que les collègues en tourisme bibliothéconomique jettent sur ces espaces. Quant à la zone calme (“la zone dite calme”, comme me l’a glissé une collègue facétieuse ou, plutôt, réaliste, un jour en réunion), nous avons le plus grand mal à y maintenir un niveau sonore disons… limité. Mais, me direz-vous, le calme est une notion éminemment subjective, à la différence du silence par exemple: ce qui paraîtra “calme” pour l’un.e sera “bruyant” pour l’autre.

Aucune restriction ou presque ne vient limiter la prise de parole. Les tables sont vastes, les chaises peuvent être déplacées (des groupes de douze ne sont pas rares), les rires et les éclats de voix fusent. Aucune paroi ne vient limiter l’envolée des sons – l’étage donne sur le rez-de-chaussée par une vaste mezzanine. Les étudiant.e.s peuvent manger fruits ou confiseries et boire dans dans des bouteilles (ni canettes ni gobelets ne sont autorisés), on peut utiliser son téléphone portable… Bref, tout cela donne l’image d’un joyeux bordel, si vous me passez l’expression. Quelque fois, un bibliothécaire passe timidement dans la salle pour ranger des livres et rappeler que les sandwichs ne sont pas autorisés, ou demander à l’un.e ou l’autre de s’assoir sur une chaise plutôt que sur la table.

La littérature professionnelle francophone ne semble pas s’intéresser beaucoup à ces usages de la bibliothèque (je n’ai évidemment pas tout lu ni consulté, mais ai jeté un oeil sur ça et, bien sûr, sur l’article que M. de Miribel a consacré au bruit en 2007). Quand elle le fait, c’est bien souvent sous le mode du problème – le silence constituant la norme attendue dans les espaces d’une bibliothèque universitaire. Le silence, la lecture: l’horizon d’attente des professionnels, mais aussi d’une bonne partie de nos usagers, demeure très classique. La bibliothèque reste encore, pour beaucoup, ce “lieu du travail sérieux” qu’elle a toujours (?) été.

Or, à la BU Belle-Beille donc, une majorité d’usager.e.s souhaite manifestement plus travailler dans le bruit / la rumeur / le brouhaha / les discussions / les conversations que dans le calme / le silence. A moins que, la mauvaise monnaie chassant la bonne (et revoilà la norme bénédictine qui prend le dessus…), celles et ceux souhaitant travailler dans le silence ou dans un calme vraiment… calme soient parti.e.s vers d’autres horizons. C’est possible – et je le regrette, même si le tiers de la bibliothèque reste (et restera) réservé au travail en silence.

Certain.e.s collègues se demandent parfois “comment ils.elles font”, tous ces étudian.t.e.s, pour s’installer dans des espaces de travail en groupe si animés. Y travaillent-ils.elles seulement ? Quand on les regarde, tous ces jeunes attablé.e.s devant ordinateurs, cours et téléphones portables (jamais de livres en zone com, ou alors à l’étage, un peu, en psycho), quand on les écoute – ça discute, ça rigole, ça relit ses notes, ça bavarde, c’est du collectif, c’est assez chaleureux -, je me dis que le mot pour décrire cette réalité-là, qui est l’une des réalités de la vie étudiante sur ce campus en tout cas, c’est le travardage, ce mixte indissociablement lié de travail et de bavardages dont les proportions varient, mais qui saute aux yeux dès qu’on les ouvre.

Est-ce bien, est-ce mal ? C’est en tout cas là et bien là, depuis plusieurs années maintenant, et il faut faire avec.

 

 

7 réflexions sur « Eloge du travardage »

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  2. Très intéressant ton témoignage ! Je pense qu’on a toutes et tous, beaucoup à apprendre des habitudes de nos lecteurs/usagers, sur l’utilisation de nos espaces. Ici, BU Sciences, Grenoble, le hall vient de rouvrir, avec espaces détentes, et surtout cafétéria dans le hall même (voir le site et mes twitpics si besoin). Depuis 3 jours je passe régulièrement voir ce qu’il s’y passe : des cafés, des belotes, des calins, de la lecture de presse (à disposition)… comme on peut s’y attendre, mais aussi, et c’est intéressant, des étudiant.e.s qui bossent ! Seul ou en groupe, avec ou sans ordi, avec ou sans tablettes, avec ou sans cours sur papier. Ils pourraient être confortablement installés au calme, sous la mezzanine initialement pensée dans cette direction, mais non… Ils sont dans le hall, animé, avec un -très léger- courant d’air qui persiste, autour de table ronde, sur des canapés/fauteuils avec le café dans la main… De notre coté, à mon sens, on a réussi, le but est atteint, l’espace est accepté et approprié. Maintenant il nous faut, peut-être, penser les autres/nouveaux espaces éventuels, en tenant compte, pourquoi pas, de l’utilisation de ce dernier.

    • Merci pour ce retour d’expérience. Serait-il possible d’avoir un lien vers des photos ?
      A Belle-Beille, je me demande parfois si nous ne devrions pas aller plus loin. Comme à Grenoble, nous devrions peut-être proposer, au moins dans une partie de nos zones com, un espace cafétériat (même s’il y une cafet’ à côté). Honnêtement, ce ne sera pas pour tout de suite.

      Adèle Spieser a réalisé un beau travail d’analyse des interdits en bibliothèque. J’en conseille vivement la lecture.

  3. Merci pour ces témoignages, commentaires et photos.
    Si à mon époque, les BU avaient offerts ce genre d’espaces, j’y serais venue plus souvent ! En contre partie, il serait intéressant aussi d’avoir des données sur tous ceux qui ne viennent pas en BU (et peut être encore plus en Bib publique) justement parce qu’il y a trop de silence ? Professionnelle du secteur de la doc, j’avoue ne plus avoir mis les pieds pour travailler dans une bibliothèque depuis plus de 10 ans (sauf obligation) parce que j’y travaille mal, la sensation d’être hors de la vie, “à veiller un mort“ me perturbant trop. Par contre je travaille très bien dans les cafés.
    Concevoir et proposer des services sans projeter ses propres plaisirs et désirs, et accepter les pratiques différentes, c’est sûrement difficile,…

    Une photo d’un grand espace coloré d’une BU (pas sur le territoire français) qui me ferait revenir plus spontanément dans ces augustes lieux – http://www.flickr.com/photos/41725140@N00/5190813084/in/set-72157625427546810

    • Bonjour,

      De plus en plus de BU proposent, soit par choix, soit parce qu’elles y sont contraintes, des espaces de discussion et de travail en groupe.
      En niveau L, l’usage de la doc est assez limité à l’université dans la plupart des filières (il y a des exceptions comme le droit, par exemple, mais même en histoire c’est plutôt limité).
      Ce faible usage s’accompagne de pratiques de travail en groupe, lié à des effets de socialisation bien décrite par les sociologues (voir les travaux de B. Lahire et P. Coulon). L’IUT situé à côté de la BU l’a très bien compris: dans ses nouveaux locaux, les étudiants trouveront une quinzaine de salles de travail en groupe, plus un espace de détente, avec distributeurs de boissons. Nous envisageons d’y déposer, chaque matin, quelques titres de presse – une BU hors des murs, en quelques sortes.

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