SAINT-SIMONIENNES

Les années 1830 inaugurent un souffle de liberté exceptionnelle où, paradoxalement, l’espérance infinie côtoie la misère la plus honteuse et la plus réprouvée. Les disciples de Saint-Simon, jeunes pour la plupart, se saisissent de cet élan émancipateur, sans équivalent dans l’histoire. Dès les premiers jours, des femmes participent pleinement aux actions de rénovation sociale dont les saint-simoniens sont les initiateurs. Au sein de la « famille saint-simonienne », quelques-unes sont épouses ou parentes des disciples de Saint-Simon, femmes de lettres parfois et certaines jouissent d’une certaine aisance. Parmi elles, Claire Bazard (1794-1883), qui occupe la première place dans la hiérarchie saint-simonienne, Élisa Lemonnier (1805-1865), soucieuse de l’éducation des filles, ou encore Cécile Fournel et Marie Talon, responsables de la publication du Livres des actes. Elles peuvent braver les interdits comme Cécile Fournel qui, en août 1832, proteste en témoignant, au procès attenté aux responsables de la doctrine, au nom de l’intelligence, contre les accusations d’immoralité qui sont portées contre eux, Aglaé Saint Hilaire et bien d’autres, dont les femmes ouvrières, jeunes pour la plupart. Quelques-unes, comme Eugénie Niboyet (1796-1883), ont un rôle éducatif dans le monde ouvrier. Toutes veulent croire à l’idée de la « femme nouvelle », « femme messie », « femme mère de l’humanité ». Au sein d’un nouveau christianisme, elles pensent pouvoir incarner ce renouveau social et spirituel dont on parle alors ; certaines partent en mission en province apporter la parole nouvelle. D’autres, plus nombreuses, étonnées que l’on puisse s’intéresser au sort des femmes, écrivent une abondante correspondance au journal Le Globe. Ces dernières hésitent entre adhésion et scepticisme, mais osent croire à « l’affranchissement des femmes ». Nombre de femmes, lettrées ou non, ont approché ou côtoyé les saint-simoniens. Chacune a laissé son empreinte : à titre d’exemple, Sophie Masure porte une attention particulière à l’instruction des femmes (sa pétition en faveur de l’ouverture d’une école normale d’institutrices est présentée à la Chambre des députés par Alphonse de Lamartine), Louise Dauriat est réputée en son temps pour sa persévérance. Elle ne cesse d’adresser des pétitions aux représentants élus au suffrage censitaire afin d’obtenir une réforme radicale du Code civil. Claire Démar n’hésite pas à écrire « une parole souverainement révoltante » avant de se suicider. La plupart ont alerté l’opinion sur le sort réservé aux femmes.

Plus important sans doute pour la modernité de la démarche, des femmes, individuellement et collectivement, vont tenter, en ce temps d’exception, de s’emparer de la liberté, pour elles-mêmes. Pendant une période très courte, de 1831 à 1834, après une série de crises et de scissions de l’Église saint-simonienne, de l’intérieur d’abord, puis à l’extérieur de la hiérarchie organisée autour de la personne du « Père » Enfantin, les prolétaires, en particulier, ont entendu « L’appel à la femme libre » lancé par le journal Le Globe en 1831. Marie-Reine Guindorf et Désirée Véret décident d’éditer un journal du même nom, successivement intitulé L’Apostolat des femmes, La Femme nouvelle ou La Tribune des femmes. Suzanne Voilquin en est la co-directrice. Les rédactrices sont ouvrières, jeunes et en quête de savoir. Elles lisent et interprètent les écrits utopiques : Saint-Simon, l’Exposition de la doctrine saint-simonienne, Charles Fourier, Robert Owen, et cherchent à mettre un terme à la subalternité des femmes en même temps qu’à l’exploitation des prolétaires. Le journal, dit des « prolétaires saint-simoniennes », en 20 numéros, aborde la question de la liberté des femmes, sous tous ses aspects, sans tabous, presque sans complexes et de manière directe.

« Lorsque tous les peuples s’agitent au nom de Liberté, […] la femme, jusqu’à présent, a été exploitée, tyrannisée. Cette tyrannie, cette exploitation, doit cesser. Nous naissons libres comme l’homme, et la moitié du genre humain ne peut être, sans injustice, asservie à l’autre » (La Femme libre, L’Apostolat des femmes, « Appel aux femmes », no 1).

Aucune actualité ne leur échappe, la famille, la prostitution, le Code civil, dont elles dénoncent les entraves ; elles répondent aux accusations, elles polémiquent avec la presse de l’époque, du Bon Sens au Figaro, s’en prennent aux caricatures dont elles font l’objet. Toutes ne défendent pas le même point de vue. Certaines privilégient le terme d’affranchissement qu’elles souhaitent définitif, d’autres, comme Désirée Véret, celui d’émancipation. Elles cherchent à définir ce qu’est la liberté qu’elles entrevoient. « Liberté, égalité… C’est-à-dire libre et égale chance de développement pour nos facultés : voilà la conquête que nous avons à faire » (L’Apostolat des femmes, no 2). Elles veulent se dégager d’une « nature » qui les assigne à la fonction domestique. Elles s’en prennent au despotisme du mariage, dénoncent la soumission qui les contraint, souhaiteraient, pour l’une d’entre elles, qu’on ne les juge que sur leurs « oeuvres » et mettent l’accent sur ce qui manque le plus aux femmes : l’instruction. De leur point de vue, il n’y a pas d’émancipation du peuple sans les femmes : « C’est en affranchissant la femme qu’on affranchira le travailleur » (L’Apostolat des femmes, no 2). La religion – le christianisme en particulier – est débattue. Croyantes, elles restent distantes à l’égard des Églises.

Puis l’oubli fera son oeuvre en recouvrant presque totalement l’élan vers une liberté d’exception. La réflexion critique et subversive du mouvement est apparue si avancée que celui-ci sera rangé parmi les utopies les plus scandaleuses. L’expérience émancipatrice des saint-simoniennes sera effacée au profit des activités nobles des jeunes ingénieurs, apôtres de la doctrine qui, à partir de 1834, consacreront leur temps à la tâche de rénovation du tissu industriel et bancaire qui a fait la réputation de ce mouvement. Les mêmes saint-simoniennes seront aux avant-postes de la Révolution de 1848, différemment.

Leur histoire resurgit à partir des années 1970, à la lumière de travaux nombreux et variés. Les chercheurs d’Europe, des États-Unis, et d’Amérique latine en particulier, ont cherché à dévoiler l’exceptionnelle modernité des écrits de ces femmes. Les années 1830 ont été érigées en moment fondateur du féminisme contemporain. Puis l’intérêt s’est tari. Pourtant, les saint-simoniennes ont ouvert un horizon des possibles sans précédent et peuvent être regardées comme des pionnières car elles disent, avec la force que leur donne l’espoir d’une vie nouvelle, l’universelle liberté, à la manière de Mary Wollstonecraft qui lui donnait un sens complet, sans exclusive aucune. Dans ce rapport entre principe et réalité, leur propos apparaît radical et nous renvoie à un possible non advenu situé au coeur de l’histoire en mouvement. Or, dans la continuité du cours du temps, la liberté des femmes se dilue dans une philosophie du progrès qui ne les comprend pas.

• Bibliographie : Delvallez S., « Claire Bazard, figure emblématique du saint-simonisme », dans P. Musso (dir.), L’Actualité du saint-simonisme, Paris, puf, 2004, p. 149-163. – Planté C., « La parole souverainement révoltante de Claire Démar », dans A. Corbin, J. Lalouette & M. Riot-Sarcey (dir.), Femmes dans la cité, 1815-1871, Grâne, Créaphis, 1997, p. 495-513. – Régnier P., « Les femmes saint-simoniennes : de l’égalité octroyée à l’autonomie forcée, puis revendiquée », ibid., p. 495-511. – Riot-Sarcey M., La Démocratie à l’épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir, 1830-1848 (Désirée Véret, Eugénie Niboyet, Jeanne Deroin), Paris, Albin Michel, 1994 ; De la liberté des femm es. Lett res de dames au Globe (1831-1832), Paris, Côté-femmes, 1992. – Veauvy C. & Pisano L., Les Femmes et la construction de l’État-nation en France et en Italie, Paris, Armand Colin, 1997.

Michèle Riot-Sarcey

→ Femmes de 1848 ; Médias ; Socialistes.

SAND George [Amantine Aurore Lucile DUPIN]

Née le 1er juillet 1804 à Paris, décédée le 8 juin 1876 à Nohant-Vic (Indre). Lorsque George Sand naît Aurore Dupin, le « féminisme » n’existe pas encore. Elle a contribué à le faire advenir. Par sa vie, son engagement, son oeuvre. Elle a de qui tenir. Sa grand-mère, Marie-Aurore Dupin de Francueil, est adepte des Lumières ; son père, Maurice Dupin, adhère aux principes de 1789 qu’il a servis dans les guerres de la Révolution et de l’Empire. Sa mère est une fille du peuple de Paris, quasiment analphabète, mais douée d’une mémoire orale, chansonnière surtout, où George puisera. De la mésalliance que fut le mariage de ses parents, George Sand fait le socle proclamé de sa passion de l’égalité. Le précepteur de son père, Deschartres, aussi le sien, lui enseigne le latin et une équitation virile qui suppose le port du pantalon. S’habiller en homme, fumer le cigare, circuler librement sont ses premières (et durables) formes d’affranchissement.

Elle a « la rage d’écrire ». Mais pour l’assouvir, il lui faut opérer bien des ruptures. D’abord dans sa vie privée. Elle s’est mariée jeune avec un baron d’Empire, Casimir Dudevant, dont elle a deux enfants, Maurice et Solange. Elle cherche sans succès à le convertir à ses goûts, la lecture et la musique, rompt avec lui par incompatibilité et soif d’indépendance, vient à Paris, avec Jules Sandeau dont elle prend la moitié du nom pour le sien, publie Indiana (1832) et Lélia (1834), best sellers qui la rendent célèbre. La séparation de corps, plaidée par Michel de Bourges, un avocat berruyer qui fait son éducation politique, est prononcée en sa faveur, lui laissant Nohant, la propriété berrichonne de sa grand-mère, et la garde de ses enfants. Elle voyage, a de nombreux amants, peut-être quelques amantes, mais aussi des liaisons plus stables : Chopin (neuf ans), le graveur Alexandre Manceau (près de quinze ans). Ce qui ne l’empêche pas d’être une mère attentive à l’éducation et au bonheur de ses enfants, ayant, disait-elle, « la passion de la progéniture » et un vif souci de transmission. La conquête des droits civils pour les femmes – droit au divorce, réforme de « l’infâme Code Napoléon » – constitue à ses yeux le préalable indispensable à l’exercice des droits politiques. Citoyenneté suppose individualité. Sa réserve, à première vue surprenante, quant à l’octroi du suffrage « universel » aux femmes en 1848 s’explique par cette logique de graduation progressive.

Femme libre, George Sand entend s’assumer financièrement. Elle « pioche » par goût mais aussi pour gagner l’argent nécessaire à l’entretien de sa maisonnée et des nombreux amis qu’elle héberge à Nohant. Elle défend âprement ses droits d’auteur. Elle déteste les femmes « entretenues », qu’elles le soient par la galanterie ou par le mariage, trop souvent une « prostitution légale », et met sa fille Solange en garde contre les dangers de la séduction. Elle refuse le statut décrié de « femme auteur ». Elle veut être un écrivain, à l’égal des grands. D’où son choix d’un pseudonyme masculin, qui lui fut parfois reproché (ainsi par Flora Tristan), mais qui signe son ambition. Ambition raillée par la misogynie de Barbey d’Aurevilly ou de Baudelaire, mais soutenue par d’autres : Balzac, Hugo, Sainte-Beuve, Théophile Gautier ou Flaubert, le cher « troubadour », avec lequel elle échange une remarquable correspondance. Au café Magny, cénacle littéraire qui les réunit sous le Second Empire, elle est la seule femme.

Présente dans l’espace public par la création – le journalisme, la littérature, le théâtre où elle connaît de grands succès –, George Sand l’est aussi en politique, encore plus exclusive des femmes. Républicaine après 1830, elle devient socialiste dans les années 1840. Elle écrit des romans « socialistes » (Le Compagnon du Tour de France, Le Meunier d’Angibault, Horace). Elle soutient les « poètes ouvriers » et Pierre Leroux, le plus féministe des socialistes, dont elle admire la pensée. Elle adhère pleinement à la République de 1848, « démocratique et sociale » selon son coeur. Elle rédige des « Bulletins du gouvernement provisoire », lance un journal, La Cause du peuple, et publie de nombreux textes d’éducation populaire. Selon Tocqueville, elle est alors « une manière d’homme politique ». Les journées de juin 1848 et le coup d’État du 2 décembre 1851 mettent fin à son militantisme et la conduisent au retrait à Nohant, où elle reçoit beaucoup d’opposants au Second Empire, et à une réflexion plus distanciée sur les conditions de la démocratie. Hostile à la violence, elle accueille avec joie la proclamation de la IIIe République « sans effusion de sang » et réprouve la Commune, qui risque de l’abolir. Mais elle reste « rouge dans [son] coeur », jusqu’à ses derniers jours.

Son féminisme s’exprime dans son oeuvre, privée (son immense correspondance) et publique : autobiographie, essais, articles de journaux, romans, dont les personnages féminins – Indiana, Lélia, Valentine, Fadette, Nanon et surtout Consuelo, magnifique figure d’artiste bohémienne – incarnent des héroïnes positives, en lutte pour la liberté et l’autonomie, très stimulantes pour les lectrices, auxquelles elle s’adresse surtout, désireuse de créer un nouvel imaginaire des sexes, à l’égal d’un nouvel imaginaire social.

George Sand souhaite concilier égalité et identité. Elle veut le statut des hommes sans renoncer aux joies de la maternité et de l’intérieur. Elle fait de Nohant un lieu unique de sociabilité amicale et familiale et de création artistique qui nous reste aujourd’hui comme une exceptionnelle maison d’écrivaine. Entre virilité et féminité, elle refuse de choisir, tentée par l’indifférenciation – « Un homme et une femme, c’est si bien la même chose » – mais habitée par une vive conscience de la domination masculine qui prive les femmes d’éducation (« le plus grand crime des hommes envers elles »), d’autonomie et même de jugement. Elle déplore la soumission des femmes de son temps. Elle rêve d’inventer une autre manière d’être femme. « Vous qui êtes du troisième sexe », lui écrivait Flaubert. Par la force de son désir, de son travail et de sa volonté lucide, elle a ouvert aux femmes les chemins de la modernité.

• Oeuvres : Oeuvres complètes, éd. B. Didier, Paris, Honoré Champion, 2008 sq. – Correspondance, 1812-1876, éd. G. Lubin, Paris, Garnier, 25 vol., 1964-1991, rééd. 2013. – Oeuvres autobiographiques (dont Histoire de ma vie), éd. G. Lubin, Paris, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., 1970-1971. – Politique et polémiques, 1843-1850, éd. M. Perrot, Paris, Imprimerie nationale, 1997 ; Belin, 2004. – George Sand critique (1833-1876), éd. C. Planté, Tusson, Éditions du Lérot, 2006.

• Bibliographie : Didier B., George Sand écrivain : un grand fleuve d’Amérique, Paris, puf, 1998. – duc. – Reid M., Signer Sand : l’oeuvre et le nom, Paris, Belin, 2004 ; George Sand, Paris, Gallimard, 2013.

Michelle Perrot

→ Amour ; Antiféminisme ; Femmes de 1848 ; Littérature ; Médias ; Séduction.