En lieu sûr ?

en lieu sur twitter bleuLe décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 a formellement autorisé le retour des usagers dans les bibliothèques universitaires, sans autre précisions (pour en savoir plus, voir l’article d’Actualitté sur le sujet).

Le 2 juin au matin, la MISTRD envoyait sur la liste de diffusion des directrices et directeurs de BU, un vademecum  sur les conditions d’ouverture en service restreint de services de prêt-retour de type 30 minutes chrono en se référant exclusivement au décret abrogé du 20 mai.

Sur ces entrefaites, un communiqué de presse conquérant était diffusé sur le site du ministère et aux présidents d’université annonçant la “réouverture intégrale des BU“. Vers 14h, la VP CA de l’université d’Angers m’appelle pour me demander d’adapter notre stratégie à cette nouvelle donne réglementaire et répondre aux besoins des étudiants en attente d’examens classants, de bouclage de mémoire pour septembre, de concours juridiques… bref, de tous ceux qui nous envoyaient un mail par jour depuis le 11 mai pour nous demander “quand ils pourraient revenir travailler entre nos murs” .

Il était clair, pour la VP comme pour moi, qu’une BU ne saurait se résumer à la circulation des documents. Il était aussi politiquement délicat, pour la place de l’université dans la cité, de ne pas profiter de l’autorisation qui nous était faite d’accueillir du public comme le premier bistro venu.

Il était tout aussi clair qu’un virage radical à 90°, alors même que nous contraignions nos collègues depuis le 18 mai à venir en équipe restreinte, être en position d’activité ASA Covid ou en télétravail beaucoup trop à leur goût, et à se priver des joies des retrouvailles autour d’un café dans la cuisine de chacune des BU, ne serait pas compris, d’autant que nous venions de caler le fonctionnement en équipe restreinte au mois de juin.

Il était par dessus tout prioritaire de ne pas faire n’importe quoi sur le plan sanitaire : nous devions donc avant tout monter un protocole d’accueil assurant la sécurité des personnels et des étudiants, même en cas de reprise épidémique dans les semaines à venir.

Jusqu’ici, c’est, peu ou prou, ce qu’ont vécu toutes les bibliothèques universitaires de France au cours de la première semaine de juin 2020.

La différence est dans les détails et dans notre culture professionnelle d’établissement qui allie, sans forfanterie, le triptyque :

– capacité à prendre des décisions rapides,
– capacité de modélisation des concepts et de formalisation de la communication interne et externe,
– capacité à s’engager physiquement pour réaliser des aménagements rapides,

qui a permis de rouvrir des salles de travail en distanciation physique parmi les premiers (avec Sciences Po Lille, Poitiers et quelques autres).

1. Prendre des décisions rapides

La demande formelle de l’université m’a permis de ne pas tergiverser. Prévenue mardi, je devais présenter à la VP CA lors d’un rendez-vous de visu un ou plusieurs scénarios mercredi à 16h. Foin de formalisation : c’est sur la base d’un croquis mal dessiné et de notes encore pleines de coquilles que le principe directeur d’un accès sur accréditation, a été validé, sur le principe, par la VP CA et, dans la foulée, par la cellule de crise qui se réunit toutes les fins d’après-midi sous la responsabilité du président.

Terasse avec marquage au sol, 4m2 par personne

Le lendemain, nous enlevions à trois le mobilier pour mettre chaque personne venant à la BU dans sa zone de sécurité de 4 m2 et comptions les places : l’installation était inspectée à 16 heures jeudi par le directeur de la prévention et de la sécurité. Cette visite nous a permis de préciser les choses sur l’usage de la terrasse, l’organisation d’une éventuelle file d’attente, la régulation du port du masque et les points sur lesquels porter nos efforts.

En 48 heures, les décisions clés avaient été validées au niveau adéquat, sans technostructure excessive.

2. Modéliser des concepts et formaliser la communication

Depuis le calage de 30 minutes chrono, cela faisait 3 semaines que je travaillais à une petite matrice de fabrique de scénarios, qui est le morceau, à mon sens le plus transposable à d’autres établissements de ce billet (si vous êtes quelqu’un.e qui faites de la veille sérieusement et non un des 10 fidèles qui aimez bien les belles histoires de BU de Mamie Clot).

L’idée est de distinguer :

  • les choix structurants d’attribution de places en cas de réduction drastique de la capacité d’accueil d’un bâtiment (ou de forte affluence)* . Ces choix conditionnent le reste et doivent être calés dès le départ.
  1.  Réservation sans accréditation avec créneaux de longueur fixe ou créneaux variables
  2. Places numérotées réservables ou installation libre sur contingent de places matérialisées dans les espaces
  3. Accréditation préalable avec ou sans réservation
  4. Un visiteur par place par jour ou 1 même place partagée par plusieurs personnes une même journée
  5. Tous mélanges des 4 précédents
  6. Jauge sèche, sans réservation ni accréditation (on laisse entrer jusqu’à ce que les locaux soient pleins)
  7. Contingentement ou non des créneaux (x créneaux par jour, par semaine, par mois, autorisation d’accès certains jours seulement) par personne.
  • les variables qui peuvent évoluer dans le temps
  1. Longueur du créneau de 15 minutes à 1h, 1 à 12 h par jour, 1 journée, 1 semaine, 1 mois…
  2. Amplitude ou non des extensions ou réductions d’horaires (différenciation ou non par site),
  3. Nombre de places réservables, typologie des places réservables (salles de groupe ou non), typologie des services réservables ou en accès libre. etc.
  • Les critères de priorisation et de comparaison
  1. Faisabilité et rapidité de mise en place
  2. Réduction du risque sanitaire
  3. Simplicité/Complexité pour l’usager
  4. Simplicité/complexité pour le bibliothécaire
  5. Durabilité (éléments pouvant être pérennisés après la crise sanitaire)
  6. Acceptabilité par l’institution
  7. Ingénierie informatique initiale /sur la durée (à combiner avec 1) / Ingénierie humaine au lancement et au quotidien
  8. Coût

Cela faisait donc une dizaine de jours que je jouais à écrire et calculer des scénarios plus ou moins fantaisistes avec les gens de l’équipe de direction qui voulaient bien se faire la main pour penser les mille milliards de combinaisons possibles répondant à la question : “comment attribuer le moins mal possible un nombre de places réduit au tiers (600 au lieu de 2000) ?” Comme d’habitude, j’avais fait une petite moulinette à calculs pour voir comment variaient des indicateurs clés en fonction des choix.

Nous avions donc une matrice de réflexion prête à tourner en 24 heures comprise par mes collègues encadrants. Nous avons donc pu déterminer rapidement qu’un modèle à base de :

  • Accréditation préalable de 800 personnes maximum (sans critère autre que le fait d’être demandeur), et visite initiale sur rendez-vous pour étaler les arrivées et donner le même niveau de consignes à tous
  • 1 visiteur par place par jour pour la sécurité
  • avec les variables horaires réduits du service déjà mis en place 30 minutes chrono

Cochait les critères :

  • Faisabillité et rapidité de mise en place (de fait, cela a été mis en route en 2 jours)
  • Réduction du risque sanitaire
  • Simplicité pour le bibliothécaire
  • Acceptabilité par l’institution
  • Ingénierie informatique et coût

Voici la fiche projet (V2) sur Drive.

Côté utilisabilité usagers, au départ c’est une horreur notamment pour comprendre comment fonctionne le “pas normal”, ensuite, cela est compensé par un confort d’usage dont rêvaient secrètement nombre d’entre eux, de choisir et garder “leur” place à leur nom à la BU.

Pour de vrai, nous avons transposé pour un public un poil plus nombreux le fonctionnement calé pour les doctorants. C’est très loin d’être idéal, et même carrément une usine à gaz, mais les critères de sécurité sanitaire (forte distanciation, passage de consigne personnalisé, engagement signé), de coût (rien), de rapidité (extrême) et d’acceptabilité (forte puisque basé sur quelque chose qui fonctionnait déjà à bas bruit) ont primé.

En lieu sur

Côté communication, Emmanuel Jourdet, notre  responsable PAO a, sur une consigne rapidement passée via Teams, fait dans un délai record l’adaptation du visuel 30 minutes Chrono pour le transformer en En lieu sûr.  Le nom du service a été choisi pour sa brièveté et marquer ce qui primait pour nous dans cette phase où revenir “à la normale” n’aurait pas été raisonnable sur le plan sanitaire. Les visuels ont été tirés et installés sur les tables en 150 exemplaires dans la journée du jeudi. Nous avons choisi d’afficher dans Affluences et Google my Business la réouverture du service, avec un pop-up et un post pointant vers la page d’information sur le site web.

En matière de communication interne, la remise en place d’un rituel de réunion générale via Teams le vendredi matin a permis de mettre tout le monde au courant, de vive voix puis par le partage d’un document rédigé. Les collègues pouvaient choisir de ne pas revenir en présentiel : aucun n’a saisi cette opportunité.

La mise en place d’un fil de retour d’expérience quotidien alimenté par les superviseurs pour ajuster en temps réel les règles mal pensées et préciser les points oubliés au départ et d’un débriefing oral tous les soirs avec l’équipe de la 1/2 journée facilitent la mise en place du service-comme-prototype vivant, à une petite échelle, tant que le virus circule peu dans notre région.

3. Capacité à s’engager physiquement pour réaliser des aménagements rapides

Fable des rameurs

Forts de notre conviction que sur certaines choses, il vaut mieux se retrousser les manches qu’organiser une réunion pour décider de comment on pourrait envisager de faire les choses (nous sommes de fervents adeptes de la fable des rameurs) , nous avons décidé d’enlever 600 chaises avec les gens qui étaient là, pouvaient et voulaient bien contribuer. En 6 heures, 1200 chaises ont été empilées et mises de côté en attendant des jours meilleurs. Cela souligne l’intérêt majeur de choisir du mobilier empilable (on dit gerbable techniquement), léger, et facile à faire glisser et déplacer.

leschaises

Sans distinction catégorielle, sur la seule base de l’aptitude physique, du bon vouloir et du bien pouvoir, les choses ont pu être mises en place très rapidement, avec une grande économie de moyens humains et organisationnels.

4. Et ça marche votre truc ?

Comme toujours au mois de juin, en l’absence de lycéens, ce n’est pas l’affluence des grands jours. Dans la mesure où nous cherchions plutôt à limiter la densité tout en permettant l’accès, nous n’avons pas été dépassés par notre créature, malgré le “risque” de saturation que faisait peser la présence de 1000 étudiants préparant l’examen intermédiaire Pluripass (PACES) pour le 25 juin et des 200 préparationnaires de l’ECN pour le 7 juillet.

Au 15 juin, nous en sommes à 32 accréditations à Belle-Belle (à ajouter aux 23 doctorants installés depuis le 18 mai) et 159 à la BU Saint-Serge (Droit et Santé).

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Le prototype nous permet de voir que le respect des “gestes de protection individuelle et collective” est compliqué à obtenir, que le mobilier commence déjà à être déplacé. Nous avons un terrain pour tester des incitations et des aménagements visuels plus efficaces, et évaluer à quel point nous sommes (ou non) en mesure de faire des BU “un lieu sûr” à la rentrée, à un moment où toutes les voix de notre communauté réclament à cors et à cri un “retour à la normale” et une vie de campus riche d’interactions en minimisant volontiers les risques d’une rentrée sans vaccination disponible.

Et après ?

A titre personnel, il me semble que le meilleur moyen de réfléchir, en termes de prévention des risques, à la gestion d’un danger épidémique qui n’a pas disparu est de se confronter au réel, sans espérer que “plus on attendra, plus cela sera facile”.

Nous subissons, comme tous, le poids psychologique du confinement puis du déconfinement et ressentons le besoin de réapprendre à travailler ensemble et à reprendre des rythmes et des habitudes professionnelles qui avaient été brutalement interrompues. Réintroduire, petit à petit, à petites doses, dans la relative sécurité sanitaire du post-confinement, les différents ingrédients de nos métiers me paraît assez confortable.

Je suis assez pessimiste sur la dynamique de l’épidémie à moyen terme et rêve de trouver un équilibre entre Le-Rien-Du-Tout et le Tout-Et-N’-Importe-Quoi qui n’aille ni du côté de “ne rien changer et subir l’effet de surprise annoncée d’une deuxième vague” ni de “ne rien faire pour surtout ne rien faire sans rien faire”.

Avec encore peu de recul, je trouve que chacune de nos expérimentations jusqu’ici nous apporte un trésor d’expérience collective, un objet d’échanges à l’intérieur de l’équipe comme avec notre communauté, et constitue un socle sur lequel bâtir les conditions de la sécurité de toutes et tous demain.

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* les parisiens et leurs portiques voire systèmes raffinés de réservation connaissent ça par cœur, même si j’ai l’impression, vu de loin, qu’en BU c’est souvent la jauge sèche qui prévaut comme à la BPI, les grandes bibliothèques de recherche comme la BnF ayant, elles, privilégié un système complet de réservation avec accréditation préalable. Ce qui est amusant, c’est qu’il est de la culture professionnelle des bibliothèques de savoir filtrer des entrées et contraindre des comportements et que réapprendre ces réflexes vient à rebours de 20 ans de culture d’ouverture de masse.

Ce qui est plus mystérieux pour moi, c’ est pourquoi si peu d’entre nous puisent dans ce “pool génétique des bibliothèques” les ressources d’une réouverture partielle. Mais je n’ai pas le goût de l’absolu et me contente souvent bien volontiers du relatif.