L’échange de pratiques au temps du confinement

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Atelier empêché – CC BU Angers EJ

En ces temps de confinement, je vais commencer par raconter l’atelier d’échange de pratiques que j’ai animé en visioconférence. Ce sera une manière de planter le décor en quelque sorte. Je tenterai d’analyser ce qui a empêché l’échange. Cela fera apparaître en creux ce qui est à l’œuvre dans un atelier traditionnel. Nous nous arrêterons enfin sur ce qui peut être mis en place pour compenser cet empêchement.

J’ai participé avec cinq de mes collègues à la plateforme solidaire mise en place par l’Université d’Angers début avril. Il s’agissait de rappeler des étudiants qui avaient répondu positivement à un sms que leur avait envoyé l’Université leur demandant s’ils avaient des difficultés. Les participants de la BUA avaient été choisis pour leur expérience d’écoute puisque cinq d’entre eux avaient déjà animé des ateliers d’échange de pratiques et que le dernier avait travaillé comme ambassadeur auprès des étudiants primo-arrivants à l’Université avec parfois leur cortège de difficultés.

Dès la 1ère demi-journée, deux collègues m’ont demandé si nous pouvions organiser un atelier d’échange de pratiques à la fin de cette campagne d’appels qui avait bien entamé leur énergie. Des séances de debriefing technique furent organisées quotidiennement par les coordinateurs de la plateforme mais elles réunissaient à chaque fois en visioconférence une vingtaine de collègues et n’avaient pour intention que de parer au plus pressé, à savoir de régler des questions liées au recensement des difficultés des étudiants et à leur aiguillage.

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Isolement difficile – CC Mohamed Hassan

 

Un atelier d’échange un peu particulier

Face à ce besoin de debriefing « émotionnel », j’ai organisé un atelier d’une heure en visioconférence à la fin de la semaine. Quatre collègues sur cinq y participaient, malgré les appels qui restaient à passer dans la journée. Je leur avais demandé, de réfléchir au préalable à ce qui les avait mis mal, voire très mal à l’aise dans ces interactions et à ce qu’elles avaient apprécié.

J’avais prévu d’animer l’atelier le matin, moment où je dispose de suffisamment d’énergie. Il n’a pas duré plus d’une heure. Nous avons, je pense, atteint en partie l’objectif que je m’étais fixé, à savoir de déposer ce que nous avions vécu, de le transformer en expérience collective et constructive. Cependant, je suis ressortie de l’exercice épuisée. L’expérience m’a certes appris qu’un atelier d’échange de pratiques requiert beaucoup d’énergie de la part de l’animateur qui est sans commune mesure avec celle déployée en animation de réunion plus banale. Mais en visioconférence, qui plus est sur des sujets graves, l’animation du groupe a nécessité le recours à toutes mes forces. Pourquoi une telle dépense d’énergie fut-elle nécessaire ?

Si, dans un atelier d’échange de pratiques, il s’agit de faire advenir le rôle performatif du langage – où la parole est un acte au sens propre, quand dire c’est vraiment faire  pour paraphraser les propos de J. Austin repris par B. Cassin – cela passe d’abord par l’écoute attentive de ce que l’autre veut dire, de son langage. Or, la part non-verbale du langage, qui n’est plus à démontrer, est d’un accès éminemment complexe dans le mode distant de la visioconférence. En effet, chaque participant se trouve à domicile dans un environnement différent à chaque fois. Il est toujours installé d’une manière particulière face à sa caméra, avec une lumière et un arrière-plan spécifiques, que ce dernier soit flouté ou non d’ailleurs. La diversité du cadre pour chaque participant perturbe l’attention de l’animateur. Il se voit contraint d’analyser toutes ces informations qui viennent parasiter l’espace commun virtuel qu’il tente de créer.

Par ailleurs, l’animateur, pour faire advenir la parole de l’autre et l’accueillir, se doit de veiller à ce que son interlocuteur demeure attentif. Même dans des conditions optimales de télétravail sans interruption de quiconque venant troubler l’atelier de sa présence ou de son passage ou de quoi que ce soit – concentration sur une arrivée intempestive de mail ou de chat par exemple – l’attention du participant est mise à rude épreuve. Elle est aussi parasitée par la diversité des environnements de chacun qui ne contribuent pas à former le fameux espace. Elle n’est pas bornée dans un périmètre de parole. De plus, l’animateur doit mettre chaque participant en tension, afin qu’il puisse dire précisément ce qu’il a vécu et ce qu’il a ressenti, sous peine de transformer l’atelier en propos de comptoir totalement inopérants.

Pour maintenir une forme d’efficacité de l’atelier, les interactions dans le groupe sont essentielles. Un des rôles majeurs de l’animateur est, me semble-t-il, celui de passer le bâton de parole aux membres du groupe. Naïvement, j’ai été surprise de voir à quel point, en visioconférence, le groupe était affaibli. A plusieurs reprises, les participantes, pourtant aguerries à ce type d’exercice, ne savaient plus qui avait dit quoi dans ce groupe à l’effectif pourtant réduit. C’est comme si l’espace commun avait été disséminé aux quatre coins de l’écran alors qu’il y avait nécessité de faire en quelque sorte « cause commune ».

Enfin, je finirais par un élément perturbateur pour l’animatrice que je fus de cet atelier. Je le mentionne car il est lié à la situation actuelle et à la distance que nous mettons entre nous. J’ai été personnellement très impliquée sur cette plateforme. Les difficultés dont m’ont fait part les étudiants m’ont parfois ébranlées et ont sans doute contribué à augmenter mes propres angoisses que, confinée, je ne pouvais décemment trop partager en famille. S’est donc ajouté à la distance un manque de neutralité de l’animatrice que je fus où la sympathie a pu parfois prendre le pas sur l’empathie nécessaire.

Distance et compensation

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Besoin de cadre – CC : Big Ben in Japan

Pour faire face au manque de repères que je viens de mentionner, j’ai tenté de structurer l’atelier. A une durée définie comme ne dépassant pas 60 mn, j’ai ajouté, comme précisé plus haut, une préparation de l’atelier par chaque participante, ainsi qu’un déroulé très précis où la parole était finalement plus guidée que d’habitude en présentiel. Après le traditionnel et nécessaire mot de chacune sur son humeur du moment, nous avons commencé par ce que cette expérience avait apporté de positif pour donner dès le départ une ambiance de sérénité à l’atelier et poursuivi par l’expression de malaises pour finir par une tentative d’adoucissement de l’expérience vécue. J’aurais pu, en préambule, évoquer les conditions précaires dans lesquelles cet atelier se déroulait pour que chaque participante ait davantage conscience de la nécessité d’une « ultra-concentration ».

Pour pallier le manque de groupe, j’ai essayé de relayer systématiquement la parole de l’autre par le biais d’une reformulation pour celui qui s’exprimait comme je le fais en présentiel mais aussi pour les autres. J’étais comme la garante de la parole exprimée, ce qui m’a d’ailleurs contraint à prendre des notes derrière mon écran, ce que je ne fais pas d’habitude. J’aurais pu aussi créer dès le départ un espace commun qui relie les uns aux autres qui soit de l’ordre de l’environnement. Par exemple, j’aurais pu faire référence à une ambiance commune comme la luminosité extérieure qui rapproche les uns des autres et crée une forme d’espace commun ou du moins contribue à regrouper les participants de manière symbolique.

Consciente du trouble qu’ont semé en moi les récits des difficultés éprouvées par les étudiants, j’ai évidemment donné la parole à chaque participante avant de la prendre à mon tour, comme pour mettre de la distance entre mon expérience et le récit que j’en faisais. Cela m’a permis aussi de ne pas focaliser l’attention sur mes propos mais seulement de souligner ce qui avait déjà été dit en y ajoutant une touche personnelle. Si l’animateur peut prévoir un lieu de dépôt de cette parole autre que dans le groupe, c’est évidemment préférable. Il arrive alors ayant quelque peu apaisé sa charge émotionnelle.

 

Pour clore cet exercice de distanciation, je dirais volontiers que l’atelier d’échange de pratiques « empêché » est riche d’enseignements. Je soulignerais celui-ci :  la parole performative, de l’ordre du faire donc, ne peut exister, au sens littéral du terme, que dans un cadre formel créateur d’attention, de tension et de réflexion sur les interactions. Et je conclurais sur celui-là : le groupe, dans l’espace d’échange de pratiques joue un rôle fondamental qui fait advenir une parole individuelle partagée et sublimée.