Digital natives & co

Parfois, on tombe sur un texte qui donne à penser. En anglais.
En tant que bibliothécaire francophone, cela donne envie de le partager. Traduire, comme je l’ai déjà fait pour le manifeste d’Aaron Schmidt Pour une bibliothèque attentive à ses utilisateurs, ou la réaction à chaud de David Lankes après le massacre à Charlie Hebdo, est un des moyens les plus faciles de participer à la réflexion collective.

The death of the digital native: four provocations from Digifest speaker, écrit par le Dr Donna Lanclos, est une keynote donné lors du #Digifest2016, organisé par le JISC en février 2016 pour les décideurs britanniques de l’ESR. Pourquoi ces 4 opinions m’ont-elle donné envie de les traduire ?

  • parce que j’aime bien Donna Lanclos [@DonnaLanclos] : grande gueule, provocatrice, pertinente, cette chercheuse en anthropologie qui travaille à la Murrey Atkins Library à l’UNC Charlotte aide les bibliothécaires à sortir des clichés et idées toutes faites sur les communautés que nous servons ;
  • parce que “numérique”, “e-pédagogie”, “digital natives” sont des mèmes qui irriguent tout un technoblabla déconnecté de la réalité et qu’il n’est pas si fréquent qu’on les requestionne un peu sérieusement ;
  • parce qu’à un moment où l’on cause de transformation numérique de l’enseignement supérieur, Donna va à l’essentiel : enseigner des compétences à des jeunes qui n’ont pas la science infuse, partager largement les contenus pédagogiques, viser plus haut et plus loin que là où nous attendent les étudiants et remettre la pédagogie en colonne porteuse du E de ESR ;
  • parce qu’elle propose des outils permettant de penser le numérique comme un lieu, et non plus comme un absolu, ce qu’en tant que bibliothécaire, je trouve curieusement familier et rassurant.

Je remercie Donna Lanclos d’avoir accepté que je traduise et diffuse ici son texte et Corinne de Munain pour sa relecture attentive. Toutes les erreurs et approximations résiduelles sont de mon seul fait. Tout partage de ce texte est le bienvenu (CC-By).

Donna_lanclos

L’enfant du numérique est mort et autres opinions provocatrices par Donna Lanclos

En quatre prises de position iconoclastes, l’anthropologue Donna Lanclos avance :

  • que la notion d’”enfant du numérique” (digital native) est creuse et déresponsabilisante,
  • que les universités doivent, par défaut, ouvrir leur production au monde,
  • que nous en tenir aux seules “attentes des étudiants” peut se retourner contre nous,
  • que nous devons repenser notre attitude face aux modes en matière de pédagogie numérique.

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Opinion provocatrice 1.
L’enfant du numérique est mort

Parler de digital natives (“enfants du numérique” dans la traduction française généralement acceptée, si ce n’est usuelle) est un lieu commun générationnel. C’est aussi parler pour ne rien dire. Cela revient à considérer qu’il existerait une génération de gens qu’on ne peut ni comprendre ni connaître.
La formule d’origine postule même que les cerveaux des soit-disant enfants du numérique ont été modifiés suite à des interactions nombreuses et précoces avec certaines technologies. Cela est faux et toute personne en contact avec des étudiants ou travaillant avec eux sait qu’une utilisation donnée du numérique n’est pas corrélée au fait de relever d’une tranche d’âge ou d’une autre.

Hypothèses hasardeuses

Adhérer à l’approche narrative selon laquelle il existerait bien un fossé générationnel est hasardeux : en effet, cela nourrit l’idée que nous ne pourrons jamais vraiment comprendre ces enfants du numérique et encore moins leur enseigner quelque chose.

Une telle conception a des conséquences politiques : si votre université cultive ce genre de préjugés sur les enfants du numérique, l’éducation et la technologie, elle supposera aussi que vous n’avez pas à enseigner aux étudiants à se servir des technologies dans leurs apprentissages, puisqu’ils savent déjà s’en servir. Pire : il ne sera pas possible d’apprendre à cette communauté universitaire comment utiliser ces technologies, que ce soit en son sein ou pour ses étudiants.

Cette hypothèse dresse en effet deux barrières cognitives. L’une du côté des étudiants, l’autre du côté des personnels qui intériorisent l’idée qu’ils sont des dinosaures incapables d’évoluer. Cela prive les gens, des deux côtés de la barrière, d’un certain nombre d’opportunités et de droits élémentaires.

Visiteurs et résidents

Il existe un autre paradigme pour décrire les pratiques numériques : celui des visiteurs et des résidents. Au lieu de parler de natifs du numérique et d’immigrants du numérique, catégories essentialistes, et du numérique comme un absolu, nous pouvons plutôt nous concentrer sur les comportements et envisager le numérique comme un lieu où les gens passent ou habitent. En réalité, les gens utilisent beaucoup certaines technologies pour faire certaines choses dans leur vie courante et peu pour en faire d’autres. (NdT = c’est là que penser le numérique comme un lieu est une métaphore porteuse. Comme dans une ville, il y a des quartiers, des services, des équipements que l’on utilise plus ou moins, certains dont on ignore l’existence, d’autres qu’on fréquente chaque jour…)
Ces choix individuels répondent à des préférences personnelles et chacun peut les expliquer de manière différente. Cette diversité apporte des informations sur ce que font vraiment les gens et pourquoi, quand et à quelle fréquence ils vont vers certains services en ligne. De fait, cela va influencer leur vision d’internet : lieu de passage utilitaire ou bien un lieu de vie.

Donnez de la liberté aux gens

Les ateliers de méthodologie Ux [NdT : D. Lanclos animait pendant #digifest2016  des ateliers pratiques de conduite d’entretien impliquant les participants sur la grille visiteurs et résidents] permettent d’aider les gens à visualiser leurs pratiques, de manière à savoir au moins par où commencer s’ils souhaitent en changer.

C’est une métaphore beaucoup plus responsabilisante que d’opposer natifs et immigrants du numérique. La métaphore “visiteurs et résidents” parle de ce que vous faites et de pourquoi vous le faites, et non de vous en tant que personne. Cela permet aussi d’éviter des jugements de valeur lorsqu’on décrit certains comportements.

Cette grille de lecture offre l’avantage d’être ouverte, et j’aime beaucoup l’idée que les gens soient libres d’aller et venir dans de nombreux lieux et services numériques, plutôt que d’être à tout jamais enfermés dans une case, placés dans une détermination immuable liée à leur âge à laquelle se résumerait tout leur être.

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Opinion provocatrice 2.
Ouvert par défaut ?

Quelle proportion de ce que fait votre université est-elle derrière une porte bouclée à double tour ? Les établissements d’enseignement supérieur sont en général de très bons gardiens et ont toujours su protéger leurs campus derrière de grandes grilles bien closes.

Le pouvoir de l’ouverture

Et si on ouvrait les portes ? Quelles sont ces choses que nous pourrions libérer ?
Essayez d’imaginer au moins une partie de vos plateformes d’enseignement en ligne ouvertes, non seulement pour tous les étudiants inscrits dans votre établissement (et à bien des endroits, les étudiants n’ont pas de droit d’accès à toutes les ressources produites par leur université qui pourraient leur être utiles et restent cantonnés à celles disponibles dans leur cursus), mais aussi aux non-étudiants, aux étudiants potentiels, aux collègues d’autres universités en recherche d’inspiration et qui se demandent ce qui se passe de l’autre côté de la rue, du pays ou du monde, ou dans telle faculté qui poursuit les mêmes objectifs qu’eux.

Pouvoir observer les différentes manières d’enseigner quelque chose dans tel ou tel département aurait un tel potentiel ! Par exemple : quels sont les départements de biologie qui mettent en oeuvre telle ou telle manip dans leurs laboratoires ? quelles approches théoriques privilégient-ils ? etc. etc.

Barrières payantes et mots de passe

Une bonne part de la pédagogie et des contenus produits par les universités sont sous clé. Cela a des conséquences non seulement du point de vue des étudiants potentiels mais aussi sur un plan politique : si une partie des enjeux actuels de l’enseignement supérieur est que la société civile ne comprend pas bien ce que fait l’université, privilégier l’ouverture serait un excellent moyen de lever cette méconnaissance.

Qu’adviendrait-il sur un plan politique, en termes de financement et de gouvernance de l’université, si les gens qui réclament un retour sur investissement de l’argent engagé dans les universités pouvaient vraiment voir ce qui s’y fait ? Si nous bouclons tous nos contenus derrière des barrières payantes et des mots de passe, nous ne donnons pas au public l’opportunité de voir ce qui se fait vraiment à l’université et laissons la place à bien des malentendus.

Connectées, ouvertes, transparentes

L’éducation doit produire de la citoyenneté effective, qui se joue au grand jour. J’aimerais voir nos universités prendre pour modèle la société idéale à laquelle nous sommes nombreux à aspirer. Une société connectée, ouverte, transparente, travaillant en réseau, et qui permet aux gens de créer des choses qu’ils ne pourraient pas faire tous seuls.

Je comprends les arguments des gardiens de portes. Je ne suis juste pas convaincue qu’un système fermé offre autant de potentialités qu’un système ouvert.

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Opinion provocatrice 3.
Arrêtez de courir après les “attentes des étudiants” !

La notion “d’attentes des étudiants” présente deux problèmes :

  • primo, qu’ils en veulent pour leur argent, et que ces considérations orientent leurs choix et doivent orienter ceux des universités [NdT : vaut pour les universités britanniques ou américaines, et certaines écoles françaises où les frais d’inscription annuels atteignent des sommets et où à l’issue des études, des prêts conséquents doivent être remboursés et l’attente de “retour sur investissement en terme d’emplois rémunérateurs” est très importante] ;
  • deuxio que les établissements intériorisent le fait qu’ils doivent produire des étudiants “employables” dans la mesure où les hommes politiques aiment déclarer que l’université est là pour lutter contre le chômage.

Mettre la barre trop bas

Les étudiants qui intègrent l’enseignement supérieur ne savent pas grand chose sur ce que c’est vraiment, l’enseignement supérieur. Donc, si nous laissons les attentes des étudiants nous guider dans ce que nous devons faire, la barre ne va pas être bien haute.

La même chose est en jeu lorsqu’on parle des attentes des étudiants et des enseignants-chercheurs à l’égard des bibliothèques : ils ont tendance à être très traditionnels et peu ambitieux. Leurs bibliothèques leur fournissent des contenus ? Elles ont des locaux ? Alors tout va bien : les utilisateurs n’imaginent même pas quelles peuvent être les autres possibilités et le potentiel de services encore inexploités : comment de telles attentes pourraient-elle améliorer nos pratiques ou nous permettre de faire des choses innovantes ?

Des ambitions limitées

Voilà pourquoi se laisser guider par les attentes des étudiants est un facteur limitant, dans la mesure où ils ne savent pas qu’ils ne savent pas, alors que nous, qui travaillons dans l’enseignement supérieur, avons un certain niveau d’expertise sur ce qu’il est possible de faire.

Cela ne revient pas à dire que nous devons ignorer les besoins des étudiants et ne devons pas prêter attention lorsqu’ils nous disent ce qui pourrait leur être utile. Mais une partie de notre travail est de fournir à nos étudiants un environnement leur permettant de développer leurs capacités et d’aller au delà de leurs limites initiales pour explorer tout ce qu’ils ne savent pas encore. Si nous nous contentons de répondre à leurs aspirations du début, eux comme nous n’arriveront jamais à ce résultat.

L’enjeu de l’employabilité

La question de l’employabilité est plus délicate car je pense que chacun dans l’enseignement supérieur se sent évidemment inquiet à l’idée qu’un étudiant ne trouve pas de travail au sortir de l’université. Mais c’est mal poser le problème. Le rôle d’un système éducatif n’est pas de trouver du travail aux citoyens. N’oublions pas que ça, c’est le rôle de l’économie toute entière, et ne nous trompons pas de cible. Ainsi, si l’économie est déficiente et que les diplômés ne trouvent pas de travail, ce n’est pas la faute de l’université et elle ne doit pas avoir l’impression de devoir modifier fondamentalement sa raison d’être.

Les universités ne sont pas des antichambres de l’emploi

A mon sens, la raison d’être de l’enseignement supérieur – comme celle de tout système d’éducation public – est de former des citoyens engagés et efficaces prêts à relever les défis que leur posera l’économie, en les rendant capables de réfléchir, d’établir des liens entre les choses et de faire preuve de sens critique et de discernement. Toutes ces choses participent de l’employabilité, dans la mesure où un employeur avisé recherche des gens dotés de telles compétences.
Les entreprises ne disent pas “Je veux quelqu’un qui a suivi tel cursus qui lui a promis tel boulot”. Il y a un vrai fossé entre ce que les employeurs veulent vraiment, la rhétorique politique sur le “rôle économique des universités” et la manière dont l’université s’adapte à cette pression politique.
Ma conviction est que les universités et les gens qui y travaillent ne doivent pas se définir comme étant des antichambres de l’emploi. Cette définition ne grandit personne.

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Opinion provocatrice 4.
Les TICE, une panacée ?

Je voudrais que les gens commencent par réaliser qu’ils veulent, avant tout, faire des choses favorisant les apprentissages de leurs étudiants, ou s’engager dans des démarches pédagogiques, avant de vouloir utiliser telle ou telle technologie.

La pédagogie avant tout

Quand on dit à un enseignant : “Bon, alors, nous sommes équipés de Moodle et voici ce que vous pouvez faire avec. Vous voulez monter un forum dans une de vos classes ? Moodle va vous permettre de le faire et nous allons vous aider à le paramétrer” , on ne favorise pas l’intégration du numérique dans sa pédagogie, on fait exactement l’inverse.

Les établissements peuvent adopter deux approches très différentes des technologies éducatives. Ils peuvent offrir un service d’ingénierie pédagogique (souvent dit d’e-pédagogie) qui est en charge de développer et de maintenir des outils techniques. Ou bien ils peuvent d’abord choisir de créer un contenu et des méthodes pédagogiques puis de réfléchir à ce que peut apporter la technologie à cette pédagogie.
Je pense que le débat sur les TICE comme panacée pour transformer l’enseignement supérieur illustre la tension entre :

  • ceux qui aimeraient commencer par enseigner et s’entendent dire par leurs établissements qu’ils doivent avant tout travailler avec certains outils et
  • ceux qui promeuvent lesdits outils.

Il me semble que ces débats sont des artefacts liés à une démarche faussée dès le départ : celle d’institutions qui veulent faire adopter aux gens des outils techniques plutôt que de commencer par les questions de pédagogie.

Quelles sont vos intentions ?

Voilà pourquoi les enseignants doivent être au clair sur leurs intentions et sur ce qu’ils veulent faire pour atteindre leurs objectifs pédagogiques. Essayez-vous d’engager un dialogue ? Voulez-vous juste transmettre des informations ? Ou voulez-vous, en fait, donner les moyens à vos étudiants de créer quelque chose par eux-mêmes ?
Commencez d’abord par poser ces questions et à y trouver des réponses. Dans un deuxième temps, vous pourrez chercher quelles sont les technologies qui faciliteront votre travail.

Dans un deuxième temps seulement.